Dites « Jacques Laurent », et immédiatement s’ensuivent quelques attributs: intelligence, insolence, liberté, humeur, humour, loyauté, naturel, panache – et style.
On passera assez vite sur « Hussard » et Stendhal (trop connus), sur Les Temps Modernes et L’Express, ses têtes de Turc, sur sa passion grammairienne du «malgré que».
Quoi d’autres ? De grands livres : Les Corps Tranquilles, Les Bêtises, Le Petit Canard, Stendhal comme Stendhal, Histoire égoïste. Et des revues. Essentiellement La Table Ronde, La Parisienne et Arts.
Le premier volume de L’Esprit des Lettres recueillait les articles que Laurent a donnés, entre janvier 1948 et avril 1957, aux deux premières. Le second volume rassemble ceux écrits pour Arts – dont il assure la direction à partir de juillet 1954 (jusqu’en 1958).
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On y retrouve le Mousquetaire connu, qui bataille avec Sartre, moque Beauvoir, taquine plus ou moins vertement Mauriac et ses palinodies à L’Express, guerroie contre Les Temps Modernes, l’engagement – et l’ennui.
L’époque est présente à chaque page : Minou Drouet, Sagan, Camus, Jules Romains, Auteuil de Freustié (un régal), les prix littéraires (rien ne change), Grace Kelly, un défilé Dior, Nourissier et Les Chiens à fouetter («un grand écrivain»), le dandysme («recherche d’une élégance qui veut de la rectitude» – on croise Cocteau, Fontenelle, Talleyrand, Jarry), le «traduidu» (très drôle), Labiche est relu (à la hausse, du côté de Jarry, Flaubert, Monnier).
Un article sur «Les Droites» nous évoque Berl : même goût du paradoxe, de la complexité, voire de la contradiction féconde, même incapacité à «l’esprit partisan», même dégoût de l’idéologie. Esprits inaliénables, inassignables : libres.
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Laurent défend quelques écrivains, ses amis souvent, ses collaborateurs à Arts parfois : Barrès, Giraudoux, Maurice Leblanc (Arsène Lupin plutôt), Montherlant, Fraigneau, Cocteau, Audiberti, Jouhandeau, Aymé, Anouilh, Morand, Perret. Autres collaborateurs de l’hebdomadaire ? Déon, Blondin, Nimier, Huguenin, Matignon, Godard, Chabrol, Truffaut, Rohmer. Vous imaginez ? Continuez. Rêvez plutôt. Si Laurent évoque Sartre, c’est que Bourget n’est pas loin. Gide est démonté « façon puzzle ». La mauvaise foi a sa part – royale. A (re)lire certains de ces articles, on sourit. « Comme d’autres sous-entendent » disait Paulhan. « Pour en dire plus. »
D’autres textes surprennent plus, car moins connus, répertoriés. À la mort de Bernard Grasset, hommage à un condottiere (sic) dont il cite les Propos : « Quelle tragique impuissance que celle d’un homme que trop d’amours appellent. » Sur Valéry : «Valéry ne s’exprimait sans réserve que sur des futilités. Sur l’essentiel, il badinait. J’entends par là un libertinage qui le jetait avec beaucoup de vivacité parmi les idées générales et lui interdisait d’en aimer aucune passionnément. Valéry a séduit trop d’idées pour ne pas choquer une époque où il est devenu à la mode de ne se dévouer qu’à une seule.»
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Le dernier texte publié dans ce recueil date de janvier 1965. Laurent n’est plus directeur d’Arts. Il vient de publier Mauriac sous De Gaulle. Ce texte est un chef-d’œuvre. Dur, très dur – mais un chef-d’œuvre : «La nouveauté, c’est que vous ayez cette fois perdu votre talent, donc l’éternelle circonstance atténuante qui vous escortait depuis cinquante ans. (…) Mes vœux de nouvelle année (…) Je vous souhaite de retrouver pendant les mois qui viennent ce qui vous est essentiel, ce par quoi votre œuvre peut courir sa chance après votre mort. Vous m’avez obligé à vous juger sur le contenu littéral de votre dernier écrit parce que ce dernier écrit n’avait qu’un contenu littéral. (…) Je ne vous demande pas de cesser d’être un courtisan, vous le fûtes toute votre vie, mais je vous souhaite de redevenir écrivain – vous le fûtes presque toute votre vie.» Laurent sera entendu, exaucé – voire récompensé : Un adolescent d’autrefois, le Vie de Rancé de Mauriac, date de 1969. C’est un chef-d’œuvre.
Jacques Laurent – L’Esprit des Lettres (Vol. 2 – Arts) – Préface de Christophe Mercier – Fallois, 394p.
NB: Laurent est évidemment présent dans mon Bréviaire capricieux de littérature contemporaine etc. (Éditions de Paris-Max Chaleil). Il l’est aussi dans mon anthologie de la revue culte des « Mac-Mahoniens » (littérature, cinéma, théâtre, art) : MATULU (même éditeur).
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