Le Salon de l’agriculture, qui ferme ses portes dimanche, ne se réduit pas au charme pastoral et la promotion patrimoniale. C’est aussi le lieu d’intenses affrontements idéologiques entre les trois principaux syndicats de la profession: la Coordination rurale, la Confédération paysanne et la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles).
Comme chaque année à la fin du mois de février, ce n’est pas Paris qu’on met en bouteille, mais la France qui se concentre dans un hangar. Toutes ses provinces réunies pour exposer les plus beaux spécimens de leur race bovine, de leurs vins capiteux, de leur fromage robuste, de leur pitance et de leur mangeaille… Au rythme de la peña baiona et des paquitos, c’est aussi la beuverie annuelle des Franciliens et le passage obligé des hommes politiques dont le toucher irrévérencieux (à l’heure de #Metoo) sur les postérieurs des bestiaux se fait l’écho d’un temps où le roi thaumaturge nourricier investissait de sa magie l’imaginaire du peuple.
En 2024, la précédente édition du Salon avait été marquée par la contestation agricole dont l’acmé fut le fameux siège de Paris. Résultat, l’an dernier, la Coordination rurale a récolté la moisson de la colère paysanne et fait une percée spectaculaire lors des élections consulaires en remportant la présidence de 13 chambres d’agriculture (contre 3 auparavant) sur les 94 que compte le pays, et en recueillant 29,25 % des suffrages à l’échelle nationale. Pour la première fois, la FNSEA qui était la force hégémonique depuis les années 1960, est passée sous les 50% (46.83%).
Née à la fin de 1991, dans un contexte de montée de l’opposition à la PAC (politique agricole commune), la Coordination rurale s’est forgé une réputation de syndicat « de droite réactionnaire » prônant un programme simple : « Moins de normes, moins d’impôts, moins de contrôle… laissez-nous faire. »
« On n’est pas contre les normes mais il y a une limite à tout… »
Il faut dire que le ras-le-bol est général : « on n’est pas contre les normes mais il y a une limite à tout… », « des normes ici, pas de normes là bas… ». Des thèmes qui plaisent alors que les agriculteurs se sentent pris entre l’enclume de l’inflation normative et fiscale qui enchérit leur coût de production et le marteau du libre échange qui les soumet à une concurrence déloyale.
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Au cœur du salon, le stand de la Coordination rurale attire le regard en même temps que le chaland. Attroupement de bonnets jaunes qui prennent l’apéritif et se réunissent dans la bonne humeur et l’envie d’en découdre. Un folklore qui séduit tant les professionnels de la terre que les urbains habitués du salon. C’est ici, qu’a rendez-vous le député européen et ancien élu versaillais François-Xavier Bellamy. Difficile rencontre pour l’agrégé en milieu agrarien. La position majoritaire du PPE (Parti populaire européen), groupe parlementaire auquel il appartient à Starsbourg, dont les membres allemands de la CDU-CSU sont les ardents partisans de l’accord de libre-échange avec le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et Bolivie), irritent les bonnets jaunes. « Il y a des clivages politiques au Parlement européen mais il y a aussi des clivages nationaux, se défend Bellamy. Les députés de certains groupes n’ont pas forcément les mêmes intérêts. Les partenaires (allemands) de Marine le Pen sont par exemple favorables au Mercosur car ils savent qu’ils pourront vendre leur production industrielle en Amérique latine » (le député faisant peu de cas de la rupture entre le RN et l’AfD au printemps dernier) mais essuie les questions acerbes des paysans : « comment pouvez-vous rester dans un groupe parlementaire pareil ? » « Je comprends le ressentiment du monde paysan… » nous confie l’élu.



Reconnaissable à son béret et ses deux mètres de musculature paysanne, le médiatique Pierre-Guillaume Mercadal, responsable de la Coordination rurale dans le Tarn-et-Garonne ne s’étonne pas du succès de son organisation : « Il y a 8 tentatives de suicide tous les jours. Un mort toutes les 36 heures. 2 ou 3 fermes qui disparaissent tous les jours. Vous rajoutez à cela les accords de libre-échange et le statut d’invité d’honneur du Maroc qui est le premier concurrent de la France en matière agricole et la coupe est pleine ». Le dégagisme est assumé : « Nous ne croyons plus dans les beaux discours de la FNSEA et d’Emmanuel Macron. Les positions de Bellamy ne sont pas les nôtres. On se bat pour la souveraineté alimentaire de la France ». Un discours radical mais qui se traduit par une progression fulgurante. Dans la fédération que dirige Mercadal, la Coordination rurale est passée de 16 à 38 % aux dernières élections. Les témoignages récoltés dans les allées du salon offrent en effet un écho puissant aux tensions du monde agricole. Le responsable de la Coordination rurale pour le très maraicher département des Pyrénées-Orientales, Philippe Maydat déplore « la désertification de son département », conséquence d’une politique écologiste qui en voulant protéger le débit des fleuves, entrave le renouvellement naturel de l’eau. « On met en cause les agriculteurs qui pompent les nappes alors que c’est tout l’inverse. » Exemple type du leitmotiv de la coordination rurale : laissez faire les agriculteurs ! L’environnement, ils connaissent cela mieux que les gens des villes. Refus d’une modernisation mal comprise, d’une concentration capitaliste des unités d’exploitation qui abolirait la ferme artisanale et paysanne, alimentée par une fuite en avant normative et technocratique à laquelle seuls pourraient s’adapter les grands groupes… Le Granvillais Jean-Vincent Chantreau, secrétaire général de l’UFPA (Union française des pêcheurs artisans), partenaire de la Coordination rurale, dénonce le rachat de l’armement français par des capitaux néerlandais, comme le grignotage des zones de pêche françaises par nos voisins insulaires : « les Anglais nous emmerdent ».
La gauche José Bové en perte de vitesse
Tous aimeraient une agriculture moins encadrée, davantage tournée vers la consommation domestique, une politique protectionniste qui mette à l’abri les petites exploitations de la concurrence déloyale des grandes fermes du monde. Tous sont aussi lassés du monopole de la FNSEA, syndicat majoritaire et hégémonique depuis la grande réforme de l’agriculture française après-guerre : « Je suis à la Coordination rurale à cause de l’incompétence de la FNSEA. C’est un syndicat qui travaille pour ses propres intérêts. Il contrôle l’attribution des terres, les reprises d’exploitations dont il peut simplifier les démarches par rapport à d’autres ». Un discours clair, une communication efficace, des thèmes porteurs et portés par une critique générale de la mondialisation et de la bureaucratie… Comment s’étonner du succès de l’organisation.



José Bové détruisant le McDo de Millau, les vocations paysannes d’étudiants maoïstes dans le Larzac, les RMIstes du soleil, le forum social, les fauchages d’OGM… l’agitprop paysanne était encore depuis les années 2000 le bastion de la gauche. La communication paysanne a opéré un virage surprenant vers la droite, réinventant son discours par des actions et des coups de com’ et un symbole ; les fameux « bonnets jaunes » – un savant mélange de gilets jaunes et de bonnets rouges. Symptôme d’un soixante-huitard à l’envers, le paysan d’avant-garde ne se bat plus contre le bétonnage du Larzac mais exhibe sur les réseaux sociaux sa bande de gaillards au nez rouge grillant de la bidoche avec un béret sur la tête à l’image du compte instagram « le Grand Gaulois » ou de la chaine de restauration Le Gueuleton.
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La Confédération paysanne, syndicat historique de la gauche agricole, qui défend une agriculture paysanne, de petite exploitation conjuguée à la protection de l’environnement, semble avoir renoncé aux coups de communication de l’ère Bové. Si le syndicat a maintenu ses positions (avec un habituel 20% des suffrages) conservant la direction de trois chambres régionales, il n’a pas réussi à capter la colère du monde paysan alors qu’il défend aussi un protectionnisme raisonné et bénéficie d’une certaine légitimité historique. Sa secrétaire générale Véronique Marchesseau assume une approche plus « complexe » et laisse les modes d’action « énervés » aux bonnets jaunes. La Confédération paysanne travaille en réseau avec des associations comme Terres de Lien qui lutte contre la déprise agricole et encourage les vocations. L’organisation recrute des étudiants en histoire ou en sciences sociales qui rêvent d’élever des chèvres ou de renouer avec le plaisir des choses simples. Sa défense de l’élevage et de la complémentarité entre homme et animal, son inquiétude concernant le retour du loup, l’éloignent des nouvelles gauches animalistes : « Il y a une déconnexion des populations urbaines avec le monde agricole » confesse la secrétaire générale par ailleurs éleveuse de vaches allaitantes dans le Morbihan.
Le tripartisme connu en politique depuis les législatives de 2022, le monde agricole la connaît depuis plusieurs décennies dans les chambres de commerce. Les uns et les autres ont dû apprendre à se supporter et les choses se passent généralement mieux qu’à l’Assemblée : en fonction des thèmes, les syndicats trouvent parfois des points d’accord et les représentants admettent parfois être bons copains à la ville comme dans les champs.
Vent de panique dans le syndicat de la startup nation
Ni ZAD, ni banquet gaulois, le stand de la FNSEA a, lui, des airs de hall de startup. Nous sommes reçus avec un verre d’eau citronné (dernier contact de la journée avec des molécules non-alcooliques). Arnaud Rousseau, le président, se fait attendre des journalistes. Il descend enfin, pose pour les photographes et remonte. Nous aurons droit finalement à son numéro deux, Luc Smessaert.
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Côté FNSEA, si l’on est sonnés par le recul électoral, on temporise : « la percée s’observe plutôt dans le sud-ouest. Là où la viande et le lait se portent bien comme en Normandie ou en Bretagne, la progression est retenue. C’est donc un effet de la crise. Après la contestation de 2023 on s’attendait au dégagisme. Ce qu’on a obtenu de la part du gouvernement n’était pas suffisant. Sur le fond, il y a de nombreux points d’accord. Simplement ils gueulent plus fort. » Un effet de conjoncture et une prime à la gouaille donc. Pourtant la FNSEA est accusée par ses concurrents de « cogérer » l’agriculture française, un terme qu’il réfute totalement, revendiquant un syndicalisme pragmatique et constructif : « Dans ces périodes, un syndicalisme de proposition peut passer pour un syndicalisme de cogestion. » Ambiance feutrée, discours pragmatique, approche constructive… la tête de l’organisation a tendance à singer les codes de politesse politique urbains. La base de la FNSEA est en revanche nettement plus offensive : c’est elle qui a initié le mouvement des pancartes retournées puis la fronde de début 2024. Sur le terrain, elle ferraille pour ne pas laisser à la Coordination rurale l’hégémonie de la contestation et de la culture du ras-le-bol. Un peu comme l’Eglise d’Ancien Régime (autre grand propriétaire foncier), le syndicat est partagé entre un haut clergé bien en cour et un bas clergé qui court après la contestation.

Ces derniers ne sont jamais loin. Le jour de l’ouverture du Salon, le 22 février, certrains bonnets jaunes ont essayé de se rendre sur le stand de la FNSEA. Un cordon policier s’est alors interposé pour éviter, avec succès, les échauffourées. Depuis, aucun incident n’a été signalé. Cette année, 3 000 CRS étaient dépêchés, contre 1 000 l’an passé. Parmi eux, un agent, nous confie sans détour : « La FNSEA, ce sont des petites couilles. Ils sont cul et chemise avec le gouvernement. Le Mercosur coule la France ».
Le hall 4 qui accueille entreprises et syndicats n’est pas le plus couru. Autre ambiance au Hall 5, les Parisiens peuvent chaque année faire un tour de France éthylique et gustatif en jouant du coude pour se baffrer de Saint-Jacques cuites à la braise, de souris d’agneau et d’huitres de Cancale. Deux salles, deux ambiances mais un même constat : ce grand théâtre du Salon dans sa partie ludique comme dans sa partie institutionnelle révèle une France lassée de la froideur mondialisée et dont le terroir offre un dernier remède à l’oubli. C’est dans le vacarme des pancartes et le folklore des stands que la nation réaffirme, avec un certain sens de la mise en scène, sa nostalgie paysanne – où chaque bœuf, chaque fromage, chaque révolte, chaque coup de gueule, chaque jacquerie paysanne, chaque gouaille et chaque apéritif devient la dernière rébellion d’un imaginaire qui refuse de mourir.
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