Il aurait pu se laisser étouffer et enfermer par la peur. À la place, il a choisi de ne pas se contenter de survivre mais de s’attacher à vivre, pleinement. Et sa vie est ô combien féconde, par l’exemple qu’il donne et par ses livres.
Salman Rushdie vient de publier son 21ème livre, Victory City, la Cité de la Victoire. Et lui qui craint que sa vie éclipse son œuvre conclut ainsi cette épopée, quête d’une poétesse indienne voulant créer une cité où les femmes ne seraient « ni voilées ni cachées » : « les mots sont les seuls vainqueurs. » Mais les mots sont toujours nourris par une vie, et celle de Salman Rushdie mérite d’être contée.
De l’éducation à l’anglaise aux autodafés
Ce serait assurément un récit héroïque, et le héros en serait d’autant plus attachant qu’il ne triche pas avec sa propre humanité, ne cherche pas à nier ses faiblesses. Il tombe, mais se relève. Il lutte avec ses peurs, surmonte ses blessures, morales comme physiques, plaisante, doute, aime, triomphe, et crée. De ce récit, le New Yorker a donné les grandes lignes dans un excellent article.
On y apprend les circonstances exactes de l’attentat du 12 août dernier, lors duquel un jeune islamiste tenta de mettre à exécution la fatwa fulminée il y a 34 ans presque jour pour jour par l’ayatollah Khomeini, le 14 février 1989.
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On y découvre la vie de l’écrivain, né à Bombay dans une famille musulmane, nourri des histoires de Shéhérazade et des fables indiennes, des mythes grecs et du Râmâyana, des livres humoristiques de P.G.Wodehouse et du talent des conteurs que les foules venaient écouter dans les villes et les villages du Kérala. Une éducation à l’anglaise, l’étude de l’histoire de l’Inde, des États-Unis et de l’islam, et la découverte de l’épisode des versets sataniques. Le prophète de l’islam aurait, dit-on, commencé par proclamer les louanges de trois déesses, Al-Lât, Uzza et Manât, filles du Dieu, avant de se rétracter, affirmant qu’il avait été trompé par Satan. « Il y a là de quoi faire une bonne histoire », s’était dit à l’époque le jeune Salman. Il devait découvrir plus tard à quel point, et le payer au prix fort.
Il écrivit, publia, accéda à une certaine notoriété avec Les Enfants de Minuit, allégorie de l’histoire de l’Inde après l’indépendance, continua à écrire.
Puis ce furent les Versets Sataniques. Il y eut d’abord assez peu de réactions, les tentatives de l’Arabie Saoudite de faire interdire le livre n’eurent pas beaucoup d’écho. Puis ce fut un déferlement. Des émeutes au Kashmir et à Islamabad, des manifestations à Bolton, à Bradford, à Paris, parfois des autodafés. Al-Azhar demanda aux musulmans britanniques d’attaquer Salman Rushdie en justice. Il y eut des menaces d’attentat à la bombe contre les locaux de l’éditeur à New York. Et Khomeiny prononça sa fatwa.
A compter de cet instant, Salman Rushdie ne fut plus seulement un écrivain, il devint une histoire, et un scandale.
Le droit à l’offense
Comme depuis avec Charlie Hebdo, Robert Redeker, Mila ou Samuel Paty, comme avec toutes les cibles du « jihad judiciaire », il y eut des amis fidèles, il y eut des lâches, et il y eut des complices de la censure, au nom d’Allah ou au nom du « droit de ne pas être offensé » qui n’est qu’une manière hypocrite de désigner le droit de faire taire, illégitime et brutal.
Le Prince Charles ne cacha pas son antipathie envers Salman Rushdie. Roald Dahl le traita d’opportuniste. Cat Stevens, converti à l’islam, approuva la sentence. L’archevêque de Canterbury et le président de la conférence des évêques de France condamnèrent les appels au meurtre mais « déplorèrent » ce qu’ils appelaient « l’offense faite aux croyants ». L’académie Nobel décida de rester scrupuleusement silencieuse. Jacques Chirac affirma qu’il n’avait « aucune estime pour Rushdie », et la Grande Mosquée de Paris eut pour réaction de « prendre une position de principe, qui est de condamner toute atteinte à l’honneur et à la sainteté du Prophète ».
Il y eut aussi de nombreux soutiens. Recevant le César de la meilleure actrice, Isabelle Adjani, superbe, lut un extrait des Versets Sataniques : « Les anges, quand il s’agit de volonté, ils n’en ont pas beaucoup. La volonté, c’est de ne pas être d’accord, de ne pas se soumettre, s’opposer. »
Quelles leçons en avons-nous tirées ? Fort peu, hélas. Pour citer Salman Rushdie lui-même : « un mot a été inventé pour permettre aux aveugles de demeurer aveugles : l’islamophobie. » Et il ajoute, refusant à raison toute assimilation de la critique de l’islam à du racisme : « l’islam n’est pas une race et l’idéologie n’est pas une catégorie ethnique. »
34 ans après la fatwa de Khomeiny il est plus nécessaire que jamais de rappeler, comme le fait Christian Rioux, ce qui devrait être une évidence : « Depuis quand, en effet, faudrait-il avoir une opinion positive d’une religion prosélyte qui est à la fois une idéologie totalisante et un code juridique, et qui a pris depuis au moins 50 ans un virage radical semant le plus souvent la guerre, la pauvreté et la désolation sur son passage ? »
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Dans un moment de découragement (et qui oserait lui en faire le reproche?) Salman Rushdie tenta l’apaisement. En vain. Ce fut une erreur, qu’il se promit de ne jamais répéter.
Comme l’explique le New Yorker, il comprit aussi qu’il y avait plusieurs manières dont tout ceci risquait de détruire son art. Il pouvait renoncer à écrire. Il pouvait s’enfermer dans des écrits de vengeance. Il pouvait succomber à la peur, et brider son écriture de crainte des réactions que ses textes susciteraient. Mais il refusa de laisser la fatwa définir son œuvre. Il refusa de succomber à la tentation victimaire. Dans un livre inspiré par son fils aîné, Haroun et la mer des histoires, il renoua avec son propre talent de création.
En août dernier, un coup de couteau aurait pu mettre un point final à cette histoire. Il s’en fallut de peu. Salman Rushdie a perdu un œil, mais son récit se poursuit. Et s’il lutte contre le vertige de la page blanche, ce n’est pas la première fois. Il songe déjà à son prochain livre. Et il nous rappelle que l’art, la liberté, et la liberté de parler, de réfléchir, de créer, sont indispensables à l’Homme.
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