Saint-Germain-des-Prés : mythe ou réalité?


Saint-Germain-des-Prés : mythe ou réalité?

jazz st germain

Eric Dussault n’aime pas les légendes germanopratines, les belles histoires d’après-guerre qui ont élevé un quartier de la Rive Gauche au rang de centre culturel du monde libre. Jeunesse éthérée sur fond de be-bop et d’existentialisme sous l’œil bienveillant de tonton Jean-Paul et de tata Simone attablés au Flore. Eric Dussault n’aime pas les fausses cartes postales, les terrasses attrape-gogos et l’histoire officielle racontée par des journalistes peu regardants sur leurs sources. C’est vrai que l’adjectif « germanopratin » est laid, lourd, empesé, vide de sens comme s’il sortait de la tête d’un normalien en manque de théories absconses. Eric Dussault ne croit ni au gène artistique propre au St-Germain-des-Prés des années 1945-1960, ni au caractère génial de ses habitants. Vous l’aurez compris, cet historien et enseignant qui a soutenu sa thèse de doctorat à l’université York de Toronto aime les faits, les chiffres et ne se contente pas des propos répétés depuis un demi-siècle sur cette grande fête des arts. C’est courageux de s’attaquer, pioche en main, à une icône parisienne et d’en déconstruire, pierre après pierre, la façade en « carton-pâte ».

Aujourd’hui, personne n’ose affirmer que St-Germain-des-Prés est le cœur intellectuel de la capitale sous peine de déclencher l’hilarité générale. Entre les fripiers et les bistrotiers, le livre, les arts en général, ont bien du mal à trouver leur place dans un environnement gangrené par le consumérisme triomphant. A sa décharge, avouons que bien d’autres quartiers de Paris ou de grandes villes françaises connaissent le même sort mercantile. Les beaux quartiers offrent désormais leurs devantures au luxe mondialisé et calibré. Point de trace ici d’une typicité ou d’un art de vivre à la française. Il ne faut surtout pas désappointer le riche touriste venu du Nouveau Monde, seulement l’appâter avec de la verroterie de bazar. Sartre sur tee-shirt, balade en deudeuche et club-sandwich au prix du caviar.

Le travail d’Eric Dussault est passionnant car il ne prend pas pour argent comptant l’histoire du quartier rabâchée à travers les romans, les films ou la musique d’alors. Mêmes si certaines œuvres peuvent recéler des fragments de vérité, c’est le cas, par exemple, de Rendez-vous de juillet, film de Jacques Becker (1949). L’atmosphère du Lorientais (célèbre cave où le jazz se dansait frénétiquement) est tout à fait réaliste. Dussault décrit précisément, statistiques à l’appui, ce qu’était St-Germain au lendemain de la Guerre et son « invention » marketing. Les légendes ont gagné nos esprits et les éternels nostalgiques que nous sommes, ont tendance à voir derrière chaque habitant du VIème de cette lointaine époque, le fantôme de Boris Vian, Daniel Gélin, Juliette Gréco ou Claude Luter.

La réalité est toujours plus terne. Plus la couche de brillantine est épaisse, plus les mensonges ou les demi-vérités sont crapoteux. Dussault ne se prive pas de rappeler quelques repères sociologiques. « Le quartier était composé majoritairement (chez les actifs) d’employés, d’ouvriers et de personnel de service. Les artistes, compris dans les « autres actifs » formaient moins de 3 % de la population du quartier » souligne-t-il. Une proportion relativement stable entre 1954 et 1962. Il ajoute qu’« en 1954, 42% des logements avaient des WC intérieurs ». On est loin de la bamboche, de Sagan au volant de sa Jaguar XK ou des amours métissés. St-Germain est comme ailleurs en reconstruction, la guerre ne l’a pas épargné. Ses habitants sont des locataires, des travailleurs qui vivent à l’hôtel, des étudiants étrangers, des besogneux, les noceurs sont rares. Cette France qui se lève tôt a peu de chance de croiser cette intelligentsia qui traîne son mal de vivre en bandoulière.

Dussault ne récuse pas qu’il y ait eu une activité artistique soutenue, sa partie sur le jazz est swinguante. Il aborde des thèmes peu traités comme la rivalité entre musiciens amateurs et professionnels, entre français et noirs américains, également la concurrence acharnée entre les clubs, le comportement des soldats et aussi la surveillance des renseignements généraux sur les établissements de nuit. Dans son ensemble, la population de St-Germain n’était donc pas plus libre, plus « cool » et sans tabou qu’ailleurs. Par contre, Dussault insiste sur une minorité active ayant ses entrées dans les médias : « ce sont donc les Germanopratins eux-mêmes qui ont fait leur autopromotion dans les colonnes des journaux, de même que par le biais de la photographie et du cinéma. Quant aux commerçants, ils ont fait en sorte que la mythologie germanopratine soit constamment ravivée afin qu’ils puissent continuer à en tirer profit ». Le constat désabusé sur les années 50 ressemble à s’y méprendre à notre triste actualité.

L’invention de Saint-Germain-des-Prés de Eric Dussault – Editions Vendémiaire

*Photo: DALMAS/SIPA.00388060_000005



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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