Cyril Bennasar[tooltips content= »L’arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, 2021″](1)[/tooltips] se souvient de ses années de collège à Saint-Chéron, de ses transgressions d’adolescent dans la France Barre-Giscard, des « violences » innocentes de cette époque. Comment, quarante ans plus tard, devant ce même établissement, une collégienne de 14 ans a-t-elle pu être poignardée à mort? Qu’est-ce qui a changé?
Entre la sixième et la troisième, j’étais élève au collège de Saint-Chéron. On ne disait pas collège, on disait CES. On y allait en train et en sortant de la gare, on traversait en troupeau d’élèves une partie du village séparée du centre par le chemin de fer, dans un paysage aux maisons disparates, avec leurs dépendances en bois et en tôles, leurs potagers et leurs arbres fruitiers. Au milieu du chemin, on passait sur un petit pont de pierre et à la fin du parcours, on traversait un petit bois. À hauteur du pont, en descendant sur la berge et en longeant la rivière, on pouvait facilement entrer dans un jardin, en grimpant dans les arbres on cueillait des pommes et, à la fin de l’année scolaire, les premières cerises, et même des figues si mes souvenirs sont bons. Un jour, le propriétaire m’attrapa à la descente d’un pommier et me prit en photo en me menaçant de la montrer à mes parents, voire aux gendarmes, s’il m’y reprenait.
Voilà comment le retraité pensait impressionner les petits voleurs de pommes que nous étions à l’époque, pas si lointaine. On n’y croyait pas trop à son histoire de photo chez les gendarmes pour trois pommes, mais par politesse et par respect pour l’autorité d’un adulte, on faisait semblant et profil bas. On n’en savait rien, mais on était plutôt bien élevés. Le vieux m’avait fait le coup de la photo une première fois quand j’étais en sixième, puis une autre fois un ou deux ans plus tard. Comme j’avais pris de l’assurance, pour le petit oiseau et pour faire rire les copains, j’avais pris la pose. Ça avait mis le bonhomme en colère : « Ah, c’est pour la pose ! » et il m’avait attrapé pour faire mine de me jeter dans la rivière, avant de me chasser à coups de pied aux fesses. Mon audace avait beaucoup impressionné mes camarades et le récit m’avait rendu populaire. On était au maximum de l’insolence connue envers un adulte. On avait 12 ans.
A lire aussi: Yuriy: une indignation à la mesure de notre impuissance?
À l’époque, il y avait déjà des immigrés dans cette France qu’on n’appelait pas encore périphérique. Des Portugais. À l’école, on ne peut pas dire qu’on vivait ensemble. On les appelait les « tiougs », les « portos » ou les « tos ». Pas devant eux, ils nous faisaient peur. Ils avaient deux ou trois ans et faisaient deux ou trois têtes de plus que nous, et surtout n’avaient pas les mêmes mœurs que nous. Ils étaient en cuirs et gominés, écoutaient Johnny et Elvis quand nous étions babas cool, en pataugas et patchouli et que nous écoutions Neil Young et Genesis. Ils ne nous harcelaient pas, ne nous volaient pas, on ne les voyait pas beaucoup, mais ils imposaient leur loi dans l’espace public des élèves. Lorsque nous occupions dans la cour un espace qu’ils convoitaient, ils nous en chassaient. Il faut reconnaître que ceux qui s’exécutaient sans broncher ne risquaient rien, sauf l’humiliation de la fuite, et quand on pense que ce n’est rien, quand on ne voit pas où est le problème parce que la cour est grande et qu’on n’a pas de territoire à défendre, tout va bien. Jamais on ne se serait battus pour un morceau de cour. Il aurait fallu pour ça admettre et surtout formuler qu’il y avait un « eux » et un « nous », et ne pas être encombrés de complexes parce que les mères des uns faisaient le ménage chez celles des autres. Assumer l’existence d’une forme de grégarité, d’un territoire à défendre, avec ses frontières, aurait été perçu comme une vulgaire régression de notre société, une basse trahison des idéaux libertaires qui parfumaient l’air du temps. En fait, nous vivions dix ans après 68 et eux dix ans avant. Ils étaient à la mode de nos parents, ils avaient une génération de retard. Il y avait entre eux et nous une étape de différence dans l’histoire des seventies, autant dire un monde à nos âges. Ils faisaient les caïds, et de toute notre condescendance, nous les méprisions. Nous étions pacifistes, ils étaient violents.
Des menaces mais sans couteau
Dans notre collège de 600 élèves, ils devaient être une trentaine, répartis dans deux classes allégées et spécialisées : les CPPN et les CPA. Je ne sais pas ce que ça signifie. Depuis, ces sigles ont changé au moins dix fois, remplacés par d’autres tout neufs quand ils sont devenus péjoratifs, remplacés à leur tour quand ils ont été rattrapés par la réalité qu’ils étaient censés recouvrir d’un sigle pudique. Il y a quelques années, une camarade de classe me rappelait que j’avais eu des problèmes avec eux à l’époque. « Avec les Portugais, il y avait un contrat sur ta tête ! » me dit-elle. J’avais la trouille comme tout le monde, mais j’étais trop orgueilleux pour me laisser faire. J’avais les cheveux longs. À 13 ans, j’avais lu le livre du hippie Jerry Rubin, Do it, que l’on pourrait traduire par « Fais ce que voudras » et je l’avais pris au mot. Les graisseux n’aimaient pas ça. À la sortie du collège et à la fin de la semaine, les menaces étaient courantes : « Si lundi, t’as pas coupé tes cheveux, tu vas voir tes dents ! » Plutôt crever que céder au chantage terroriste, j’ai pris quelques pains. En y repensant, me revient dans la bouche le goût du sang et de la chevalière d’un de ces enfoirés.
Un jour, une rumeur folle traversa le collège comme une flèche : une fille de troisième, bien connue pour sa grande gueule, avait, disait-on, été violée dans les toilettes par des Portugais, un truc incroyable qui nous avait sidérés. La fille avait démenti très vite en racontant l’incident à l’origine du scandale. Deux mecs étaient entrés dans les toilettes des filles et avaient poussé les portes des cabines. La sienne n’était pas fermée et ils l’avaient vue dans une position embarrassante. Elle les avait engueulés, le ton était monté et on avait entendu des cris depuis le préau. Toute l’histoire était là. Beaucoup de bruits et pas grand-chose. Voilà de quoi nous nous émouvions à l’époque. Je n’ai même pas le souvenir de rackets, en fait j’ai appris plus tard qu’il y en a eu, mais discrets et vite réglés par la directrice. Mais on ne parlait pas de violences. Personne n’a jamais été blessé et personne n’est mort.
À lire aussi: Les renoncements du « vivre-ensemble » ont éclaté la société
Ces expériences du vivre-ensemble dont nous étions un peu les cobayes étaient pénibles mais pas mortelles. On acceptait tant bien que mal, sans le formuler et sans même le comprendre, cette implicite répartition des territoires : ils régnaient dans la rue, on avait accès à tout le reste, aux études et aux bonnes places dans la société alors on prenait notre mal en patience. On savait qu’après la cinquième, ils partiraient en CET ou iraient poser des parpaings, des Velux ou du carrelage avec leurs oncles. On comptait un peu sur la reproduction sociale pour nous éloigner de ces brutes épaisses.
J’en ai revu un beaucoup plus tard. Un pas méchant. Ce devait être l’intellectuel de la bande, parce qu’il était devenu mon conseiller au Crédit Agricole. Contre tout déterminisme, c’est lui qui avait les mains blanches et lisses d’un travailleur du tertiaire et moi qui respirais la poussière d’un atelier. Sans doute avait-il rêvé d’être important et moi d’être libre, et nous avions tous les deux réussi. En costume et les cheveux secs, il avait pris les manières obséquieuses d’un employé de banque. J’étais devenu Monsieur Bennasar et lui Monsieur Da Silva. Il s’appelait Emmanuel, il ne restait de ses origines que son patronyme, tout le reste s’était fondu dans le paysage français, même l’accent de ses parents plein de « ou » et de « ech » avait disparu, le même que celui de notre femme de ménage, Madame Gomez.
On ne pouvait pas parler de bandes ni de territoires: on était tous chez nous
Elle descendait des cités HLM en mobylette pour venir travailler dans notre pavillon modeste, identique à 700 autres dans une résidence qui n’avait pas dix ans, et qui faisait de nous pour les autres habitants de la région, des bourgeois. Parce qu’elle était moche et très ridée, mon père qui trouvait qu’elle ressemblait à Zira, l’avait surnommée « la planète des singes ». Le film avec Charlton Heston était passé à la télé. Au bout de quelques années, elle était devenue « la planète ». Je l’entends encore demander : « Elle vient demain la planète ? » Elle parlait beaucoup à ma mère. Elle lui avait raconté qu’un dimanche, alors qu’elle recevait ses enfants adultes et mariés à déjeuner, elle avait remarqué que l’une de ses belles-filles avait un œil poché. Madame Gomez avait compris tout de suite, et tandis que le mari de l’amochée s’approchait de sa mère pour l’embrasser, elle s’était haussée sur la pointe des pieds, car c’était une petite femme, et avait envoyé une gifle retentissante à son grand gaillard. « Ici, on est en France, on ne bat pas sa femme. Et que ça vous serve de leçon à vous autres ! » avait-elle prévenu en regardant ses fils.
Je l’ai revue un jour, dans la salle d’attente d’un service de l’hôpital d’Arpajon. Elle m’a demandé des nouvelles de ma famille, je lui ai renvoyé l’attention et l’ai trouvée contrariée. Elle venait d’apprendre que les soins dentaires dont son mari avait besoin ne seraient pas pris en charge et elle ne comprenait pas. En levant le menton pour me désigner discrètement, assise à côté, une femme CMU en boubou, débonnaire et accompagnée d’enfants nombreux et turbulents, elle me dit : « Et eux là, ils ont droit à tout. » Elle ne comprenait pas que ceux qui viennent d’arriver, qui font des enfants sans compter et qui tendent la main soient mieux traités que ceux qui, toute leur vie, se sont retroussé les manches.
Nous étions tous chez nous
Je n’ai pas le souvenir de véritables violences entre jeunes en 1977, ni avec les Portugais ni entre nous Français. Il y avait des inimitiés, parfois durables, et autour de deux jeunes qui ne pouvaient pas se saquer, d’autres se regroupaient sans que l’on puisse parler de bandes, sans qu’il soit question de territoires, nous étions tous chez nous. On se jouait des tours. Une fois, on avait pris devant sa maison le vélo d’une fille qu’on n’aimait pas pour le cacher dans un jardin trois maisons plus loin. On avait téléphoné chez elle en déguisant notre voix. J’avais enveloppé le combiné dans un mouchoir et, comme deux précautions valent mieux qu’une, j’avais pris l’accent pied-noir (ce qui n’était pas très malin parce que j’étais le seul Bencouscous du coin). On était tombés sur le père, car il n’y avait à l’époque qu’un téléphone fixe par foyer, et on avait exigé que la fille se pointe au bord du lac à minuit si elle voulait revoir sa bicyclette. Je me souviens qu’on s’était roulés par terre de rire en s’arrachant l’écouteur et en entendant le bonhomme sortir de ses gonds. Le soir même, alors qu’on remettait le vélo à sa place, un voisin avait surpris notre manège et nous avait demandé des explications, car les adultes ne renonçaient pas alors à remplir leur rôle d’adultes par crainte d’être lynchés. Je lui avais répondu que nous faisions une blague, mais il n’en croyait rien et nous prenait pour des voleurs, et pensant nous effrayer, avait lancé à sa femme : « Josiane, fais le numéro ! » (sous-entendu, celui des gendarmes). J’avais repris sa formule et répété à sa femme qui sortait sur le perron : « Oui c’est ça Josiane, fais le numéro ! » avant de déguerpir en courant. Pendant des semaines, on avait ri en se lançant pour un oui pour un non « Josiane, fais le numéro ! ».
L’époque des parents responsables
Pendant des vacances scolaires, avec deux copains, Christophe et Philippe dit « Doudou », on avait construit une cabane sur un champ de broussailles pas loin de l’école primaire. On aurait bien voulu qu’elle reste secrète mais au bout de quelques jours, tous les jeunes du village venaient s’y retrouver. Comme on n’était plus chez nous, on a fini par décider d’y renoncer et de pratiquer la politique de la terre brûlée. Un jour, on y a mis le feu. On lui a dit adieu et, croyant le feu éteint, on est partis sans regrets. Manque de pot, le feu a repris et a cramé la moitié du terrain. On nous a retrouvés sans délai parce que, pour l’éducation des garnements, tout le monde participait et tout le monde parlait, il n’y avait pas d’omerta, les gens étaient plus soucieux de prendre leurs responsabilités qu’inquiets à l’idée d’être traités de balances. Les gendarmes ont sonné aux portes de nos parents avant la fin des vacances. Le père de Christophe a trouvé un arrangement avec la force publique. Comme il travaillait à la Compagnie des eaux et de l’ozone, il connaissait les pompiers. Pour nous apprendre, on nous a envoyés un samedi dans une caserne pour nettoyer des casques, des bottes et des engins. On s’est sentis petits merdeux au milieu des hommes, mais mon copain a tellement aimé l’ambiance que quelques années plus tard, malgré son CAP d’électromécanique, il est devenu pompier. Il l’était encore aux dernières nouvelles.
Ça ne nous a pas servi de leçon. L’année suivante, une nuit, on est allés peindre une fresque sur la façade d’une salle paroissiale toute neuve et toute moche construite sur ce qui nous servait de terrain de foot. Il savait dessiner, je ne savais qu’écrire. Inspirés par un dessin de Reiser, il avait représenté un curé, un chasseur et un flic avec à la place du sexe, une croix, un fusil et une matraque et j’avais écrit au-dessus et en dessous : « Les gens qui ont des petites bites trouvent toujours des rallonges. » En rentrant chez lui, ce con a mis au linge sale ses vêtements tachés de peinture et sa mère n’a pas mis longtemps à faire le lien avec le graffiti de notoriété publique. C’est elle qui nous a emmenés à la gendarmerie. Une fois de plus, nos parents ont trouvé un arrangement avec l’association catho propriétaire de l’édifice outragé. On est allés se faire sermonner en regardant nos pieds et les parents ont payé un ravalement. Je leur ai remboursé ma part en travaillant l’été suivant à étaler du goudron dans les parkings de La Défense. Je ne suis pas devenu terrassier, mais peut-être un peu plus responsable.
On avait piqué la peinture pour la fresque, de gros biberons de toutes les couleurs, dans l’école maternelle en passant en pleine nuit par un Velux entrouvert et en descendant avec une corde dans le préau. On était restés des heures, à faire du tricycle, à ouvrir la cage aux tourterelles et à jouer au ballon. Je me souviens de notre fou rire quand, assis au bureau de la directrice, alors que je jouais le rôle de Madame Tapedur qui recevait les parents convoqués du petit Bennasar en tapant du poing sur la table, un des lapins qu’on avait libérés plus tôt avait passé la tête par la porte, avec ses yeux idiots, ses longues oreilles et son museau frémissant. C’était des années avant que l’on aille, pour continuer à se marrer, acheter de la pâte à rire à des dealers civilisés dont le plus gros défaut était leur manque de ponctualité, revenus de Turquie ou du Maroc en minibus Volkswagen sans croiser le moindre compatriote djihadiste, des trafiquants qui pratiquaient un commerce illégal certes, mais sans kalachnikovs.
On hésite à dire que c’était mieux avant pour ne pas risquer de passer pour un vieux con réac
Et pendant toutes les années qui ont suivi, avec leurs épisodes intermittents de petite délinquance, de squats, d’effractions plus que de cambriolages, de gardes à vue avec tartes dans la gueule, de petits deals, d’un emprunt de voiture plus que d’un vol et de deux ou trois départs précipités et sans payer d’hôtels ou de restaurants, je n’ai jamais vu briller la lame d’un schlass, et sauf pour les besoins des bagarres à la sortie des concerts, je n’ai jamais cogné ni bousculé personne. Dans toutes ces aventures illégales de mon adolescence, je n’ai jamais fait de mal à une mouche et je n’ai jamais envisagé de porter un couteau et encore moins un coup de couteau. J’en ai eu un mais avant, quand j’étais enfant, avant même d’avoir trouvé ma bite. Quand je suis entré aux Éclaireurs de France, mon père m’a emmené chez l’armurier d’Arpajon qui n’existe plus, remplacé par un kebab ou un barbier pour métrosexuels. Il m’a acheté un Opinel numéro 8 avec girolle de sécurité qui m’a beaucoup servi entre 8 et 12 ans pour jouer à la pichenette ou pour tailler des flèches dans des branches de noisetier, à l’époque où j’étais un Indien. Quand j’ai commencé à jouer les apaches, je l’ai laissé à la maison dans mon sac à dos.
C’était mieux avant…
C’était il y a quarante ans autour du collège de Saint-Chéron. On était à la fin des années 1970, avant la construction dans cette campagne à 50 kilomètres de Paris de ces lotissements de pavillons avec dans les jardins des cabanes en plastique coloré pour les enfants nombreux. C’était avant qu’on ouvre vers l’intérieur du pays ce que Christophe Guilluy nomme « le sas d’entrée de l’immigration » ; avant que le besoin de désengorger les quartiers des Pyramides d’Évry ou des Tarterêts à Corbeil disperse, à coups de logements sociaux et à coûts de politiques de la ville, les nouveaux Français dans les vieilles campagnes ; avant que l’on vide les cités de leur surpopulation, pas carcérale mais pas loin, sur les villages tranquilles ; avant que les petits Blancs de la petite classe moyenne dont j’étais soient rattrapés par la banlieue qu’ils avaient fuie ; avant que les Noirs à capuche et les Arabes voilées, qui avaient poussé mes parents à lâcher une HLM à Saint-Ouen pour s’endetter dans le sud de l’Essonne et mon père à se taper chaque jour 100 kilomètres aller et retour pour aller travailler, redeviennent nos voisins ; avant que la France reçoive par millions des gens venus de loin à qui on a dit « Faites comme chez vous ! » ; avant que la « culture urbaine », métissage afro-américain du bled et du ghetto qui a décomplexé le sexisme, la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, l’ultralibéralisme mafieux, le totalitarisme en proche banlieue et ressuscité au pays de Voltaire le délit de blasphème puni de mort ou la polygamie ; avant donc que cette « culture urbaine », très loin de l’idée que l’on se faisait avant du sens des mots « culture » et « urbain », s’étale en couronne autour de Paris vers la campagne et installe des poches de territoires perdus, archaïques et violents ; avant qu’il y ait entre nous et nos camarades immigrés plus qu’une génération d’écart : une civilisation de différence ; dans cet avant dont on hésite à dire qu’il était mieux pour ne pas risquer de passer pour un vieux con réac.
Voilà de quoi étaient faits à l’époque nos affrontements, nos insolences, nos désobéissances, nos bêtises de vacances, nos délinquances. Voilà ce qu’étaient nos façons de grandir, de sortir de nos enfances, de répondre aux adultes, d’être affranchis. Voilà ce qu’était notre jeunesse. Et si on nous avait dit alors : « Mais vous les jeunes, vous qui êtes désœuvrés, oisifs, livrés à vous-mêmes pendant les vacances scolaires et le soir quand les gymnases et les stades sont fermés ; vous qui voyez sur vos écrans des images violentes et des gens qui meurent ; vous qui ne pesez pas toujours les conséquences de vos actes, qui ne discernez pas toujours la réalité de la fiction ; vous qui, faute de moyens publics, n’avez plus de gardiens dans vos immeubles, ni de grands frères subventionnés, ni d’éducateurs formés, ni d’associations pour assurer le lien social, ni de dispositif alerte “anti-rixes” ; comment se fait-il qu’au premier litige entre vous, vous ne vous enfonciez pas de couteaux dans le ventre ? »
Si on nous avait demandé ça, je parie que même à 13 ans, on l’aurait mal pris, on se serait sentis infantilisés et on aurait sûrement répondu, peut-être en pensant à des images vues de guerres tribales en Afrique ou d’un lycée dans le Bronx : « Mais enfin, pour qui nous prenez-vous, pour des sauvages ? »
Le 22 février 2021, à Saint-Chéron, Lilibelle Galazzo, une jeune fille de 14 ans, était tuée d’un coup de couteau en s’interposant dans une bagarre entre des élèves de son collège et des jeunes de Dourdan, vêtus de noir et de capuches. Elle-même venait d’un collège de Dourdan dont elle avait été renvoyée, et renvoyée encore de celui de Saint-Chéron pour être admise ailleurs à la rentrée. Pour parler de l’événement, j’appelle une amie qui a enseigné dans ce collège, le collège du Pont-de-Bois. L’affaire l’a étonnée, ces violences étaient plutôt attendues aux abords des collèges entourés de cités HLM, à Dourdan ou à Étampes, mais pas dans ce coin tranquille devant un établissement fermé pour les vacances. Elle a constaté que l’immigration avait changé ces deux dernières décennies, qu’elle était devenue africaine mais que les jeunes à problèmes sont de toutes les origines, immigrée ou française et même parfois bourgeoise. Elle ajoute qu’ils ont en commun d’être peu suivis, pas soutenus, laissés à eux-mêmes et de vivre presque toujours avec des mères seules, de faible niveau culturel, en détresse économique, des cas sociaux. Elle ajoute, parce qu’elle me voit venir avec mes gros sabots sur l’immigration, que ce qui était mieux avant, c’était les familles, l’éducation et l’emploi. J’insiste un peu. Je lui rappelle les violences entre les bandes des Pyramides d’Évry et celles des Tarterêts de Corbeil, il y a dix ans, les coups de couteau et les jeunes à l’hosto. Je lui fais remarquer que tout ça s’est déplacé de 30 kilomètres, et que ce n’est pas la mode des divorces qui s’est répandue, mais celle des nouvelles populations. Mais elle persiste. Elle ne voit que des cas individuels, des cas sociaux, pas de quoi faire des généralités. Elle est dans le métier et je vois ça de loin. Elle doit avoir raison, sans doute moins qu’elle ne croit, mais sûrement plus que je l’imaginais.