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«Le terrorisme est la rencontre entre le grand banditisme et l’islam »

Entretien avec Saïd Derouiche


«Le terrorisme est la rencontre entre le grand banditisme et l’islam »
Saïd Derouiche

Saïd Derouiche, contributeur occasionnel à notre modeste gazette, termine actuellement des études en psychologie. Coach de vie, écrivain, thérapeute et ancien salafiste, il combat l’islam politique. Selon lui, prier cinq fois par jour n’est pas nécessairement un signe de radicalité. Mais « si la question du droit au blasphème se pose aujourd’hui en 2020 dans le pays des Lumières, c’est qu’on change clairement de paradigme [et] c’est très inquiétant » analyse le Belge. Rencontre.


Aurore Van Opstal. Comment entre-t-on en Islam ?

Saïd Derouiche. L’entrée en islam est souvent une expérience singulière. Ensuite il faut voir ce que l’on veut dire par « entrer en islam » ; il y a tout d’abord cette démarche spirituelle (ou philosophique) – et qui n’est, cela dit, pas toujours accompagnée d’une pratique, du moins pas toujours dans l’immédiat – et puis il y a l’adhésion aux rites. Je dis toujours qu’on entre en islam de deux manières : par héritage, ou par accident. Ou bien on est issu d’une famille musulmane et on se met à un moment donné à faire la prière (qui est l’indice probant d’une pratique rigoureuse) « quand on est prêt », et de façon plus ou moins spontanée. Ou bien la cause est accidentelle et ce sont alors des événements de vie et des rencontres qui amènent à une conversion.

Et comment devient-on islamiste ?

Pour l’entrée en islam radical et politique, la bonne nouvelle est que ce n’est pas systématique à la pratique de l’islam. C’est important de le signaler dès lors où la pratique religieuse plus ou moins intensive est parfois perçue comme un signe de radicalisation. Cela peut évidemment être le cas, mais la question du radicalisme et de l’islam politique est encore ailleurs. Il est aussi important de définir les concepts : qu’est-ce que l’islam radical ? Est-ce qu’on considère qu’un jeune – ou un moins jeune – qui entre dans une pratique religieuse intensive et rigoureuse est entré dans une forme de radicalité ? C’est important de savoir à quel moment on « bascule » vers une forme d’islam qui inspirerait une méfiance qui serait légitime. Mon avis personnel est que l’aiguille du curseur touche le rouge dès lors où on adopte des discours et des comportements qui sont en rupture avec la société.

Vivre ensemble séparé ce n’est pas réellement le vivre ensemble

C’est-à-dire ?
Prier cinq fois par jour – avec une certaine régularité à la mosquée – n’est pas nécessairement un signe de radicalité. Le sous-entendre ou l’imaginer serait faire un vilain procès à l’égard d’un nombre considérable de musulmans qui auront tôt fait de se plaindre de cette suspicion à leur égard, et qui serait pour le coup de nature très discriminante. On peut néanmoins s’interroger quand un individu islamisé refuse de serrer la main aux femmes, ou prie sur son lieu de travail (en particulier sans concertation avec ses supérieurs hiérarchiques). C’est cela que j’appelle une attitude de rupture : nous vivons dans des sociétés où de façon indifférenciée nous serrons la main aux hommes et aux femmes, nous ne célébrons pas d’offices religieux au travail, et nous avons des codes qui aussi subjectifs qu’ils puissent être nous permettent de vivre ensemble. La norme sociale est par définition inclusive et où les particularismes de chacun, qu’ils soient religieux ou pas, s’expriment à un autre niveau, souvent en privé ou dans des lieux spécifiques.

On peut aussi avoir une vision plus relativiste en disant par exemple que c’est le droit à chacun de serrer la main ou pas aux femmes, qu’on peut prier au travail (si on a l’accord de ses supérieurs), mais dans ce cas une certaine « radicalité » peut devenir une nouvelle norme sociale (au sein d’une norme plus macro). On peut – toujours dans une vision (hyper) relativiste – considérer que chacun choisi sa propre norme dans la société, mais à ce moment-là il faudra bien accepter que le vivre ensemble ne sera pas réellement ensemble (car vivre ensemble séparé ce n’est pas réellement vivre ensemble). Et puis il y a des visions du monde qui ne sont pas compatibles avec nos modèles théoriques de base en termes d’égalité, notamment dans le fait de refuser de serrer la main aux femmes parce que ce sont des femmes. Il faut oser dire – d’autant plus que cela ne concerne qu’une minorité d’islamisés – qu’on est à travers ces comportements clairement dans du radicalisme. C’est-à-dire au minimum au début d’une lecture littéraliste de l’islam, clairement discriminante et méprisante (à l’égard des femmes) et qui peut amener à un tas d’autres dérives. Il y a évidemment d’autres exemples de signes de suspicion de radicalité, mais de manière générale de sont les attitudes, actes et paroles qui vont dans le sens d’une rupture avec la société.

Ma réponse est un peu longue, mais si on ne définit pas ces concepts au préalable, on ne sait pas de quoi on parle exactement.

Quant à l’islam politique, disons que c’est un peu la rencontre entre le radicalisme et le militantisme.

Et là aussi c’est compliqué puisque vous avez des personnes – un peu au profil salafiste – qui ont une pratique rigoureuse de l’islam mais qui ne sont pas militants – ils ont des vies « normales », prient, travaillent, vont à la salle de sport, vont chercher leurs enfants à l’école, rentrent chez eux, et ne gênent personne –, et d’autres qui ne prient peut-être pas mais qui sont des militants acharnés de l’islam politique, c’est-à-dire un islam qui veut gagner du terrain et de la visibilité. Il y a donc deux volets : le radicalisme avec des signes avant-coureurs et l’islam politique qui est du militantisme musulman – on y adhère parce qu’on est sensible à certains discours, il n’y a rien de vraiment systématique.

Pourquoi des musulmans extrémistes commettent-ils des actes terroristes ?

Le terrorisme musulman est infiniment complexe dès lors où il s’agit de la rencontre entre le grand banditisme et « de l’islam ». Je dis « de l’islam » car effectivement il s’agit souvent de versets détournés et des méthodes radicales qui n’ont aucun lien avec les enseignements de l’islam. D’aucuns pourraient rétorquer qu’il s’agit d’une application stricte du Coran, mais là aussi c’est faux. Une version stricte du Coran dans une démarche hostile à des peuples identifiés comme ennemis c’est la guerre en bonne et due forme, où on prépare ses troupes, et où on va au front « armée contre armée ». Aussi, se faire exploser sur une place publique et tuer des civils est un non-sens absolu du point de vue de l’islam. Par-delà les discours détournés, il y a des recruteurs – des gens parfois très instruits, des ingénieurs – et des « petites frappes » issues de la délinquance qui sont envoyés en première ligne.

Il y a une très bonne mini-série qui est vraiment à voir pour comprendre ce phénomène multifactoriel qu’est le terrorisme musulman: Kalifat (sur Netflix). On y voit comment des familles de musulmans de Suède issues de la classe moyenne vont voir leurs enfants s’islamiser et finir par se faire embrigader, comment des convertis déclassés socialement sont recrutés pour faire « le vrai sale boulot » (et commettre un attentat). On y voit aussi comment des non-musulmans – avec vraisemblablement des structures psychiques défaillantes – peuvent aussi adhérer au terrorisme musulman ! C’est assez bien réalisé, très sobre, et très réaliste.

D’où proviennent les terroristes ?

Ils viennent de « nulle part » spécifiquement, ce n’est pas la nationalité mais tout un ensemble de facteurs qui fait qu’un individu bascule dans le terrorisme. Les représentativités par pays (ou régions) sont principalement dues aux vagues d’immigration et de l’origine des populations musulmanes. Certes le rif est connu pour ses réseaux criminels (comme l’explique l’historien Pierre Vermeren) et il y a en effet une forte représentativité rifaine parmi les Marocains de Belgique, en particulier à Molenbeek. Mais nous devons quand même être prudents au sujet des nationalités, car le terrorisme ne concerne qu’une poignée de personnes qui passent à l’acte ou qui sont prêts à le faire. C’est suffisamment grave et l’échantillon n’est pas assez large pour identifier des origines précises comme facteur significatif.

Que pensez-vous de la republication des caricatures danoises par Charlie Hebdo ?

Je ne sais pas si c’était volontaire mais c’était une bonne idée pour prendre la température de qui est encore Charlie…

Je dis ça dans le contexte actuel de l’indignation antiraciste généralisée et systématique où tout allusion péjorative (ou jugée péjorative) à l’égard de ceux qu’on appelle désormais « les racisés » est perçue comme du racisme. Jadis la question de ces caricatures concernait le blasphème, ou plutôt le droit au blasphème. Aujourd’hui, cinq ans après, l’esprit Charlie s’est quand même estompé, en tout cas c’est mon impression. Le blasphème à travers des grilles de lectures « postmodernes » semble entrer dans le champ du mépris de l’autre : si un individu est blessé et qu’il considère des dessins comme une attaque frontale à son identité et qu’il catégorise cela comme étant du racisme, alors c’est du racisme. J’espère exagérer mais j’ai l’impression que c’est un peu la tendance actuelle.  Je repense aussi à cette séquence scandaleuse à la RTBF où lors de l’ouverture du procès Charlie, Pierre Krol, caricaturiste au journal le Soir, disait lors d’un reportage diffusé le 28 août : « Moi je n’ai pas assez de haine en moi, de comptes à régler pour être aussi violent que toi [Charb] dans les dessins ».

Ce qui est très compatible avec le discours des islamistes  « modérés » (ou « sympathisants relativistes ») qui dit en substance : « Nous condamnons les massacres comme nous condamnons ces caricatures qui ne sont qu’un prétexte à l’islamophobie ». Qu’un caricaturiste ait cette opinion c’est une chose – après tout on a le droit de trouver une caricature de mauvais goût – mais le choix de la RTBF de diffuser la séquence juste au début du procès Charlie est vraiment très questionnable. En somme le procès de haine est fait à l’encontre du journal victime d’une opération commando (qui a fait 12 victimes, c’est toujours bien de le rappeler) sur le service public belge. Nous vivons vraiment une période très particulière.

Je pense que nous changeons d’époque et que celle-ci ne laissera plus trop de place à la satire. Les Guignols de l’info ont tiré leur révérence le 22 juin 2018 et je doute qu’un sketch particulièrement drôle comme le fabuleux destin d’Amélie Poulain revisité puisse encore être diffusé aujourd’hui. En tout cas la question se pose et cela est suffisamment grave pour comprendre que Charlie Hebdo n’est plus trop dans l’air du temps. Si la question du droit au blasphème se pose aujourd’hui en 2020, dans le pays des Lumières, c’est qu’on change clairement de paradigme, et oui c’est très inquiétant.
Comment s’organise la chaîne du terrorisme ?

Comme je le disais précédemment, le terrorisme islamique est la rencontre entre le grand banditisme et l’islam radical. Il n’y a pas vraiment de chaînes établies (autrement ce serait facile de démanteler les réseaux), tandis que les mosquées sont – contrairement à ce qu’un profane de la question du terrorisme pourrait penser – précisément des lieux où les terroristes n’y ont pas leur place. Nous parlons de choses très graves et les mosquées ne permettent pas que des groupes de personnes s’y réunissent en cercles restreints en dehors des heures de prière. De plus, les terroristes ont une certaine psychologie, il s’agit souvent de profils paranoïaques – en tout cas suffisamment pour penser que l’Occident déteste les musulmans et que ses dirigeants sont prêts à tout pour leur causer du tort. Et puis, toujours dans cette idée que l’Occident serait profondément islamophobe et détesterait les musulmans, les mosquées seraient des lieux privilégiés de surveillance à l’égard des « combattants d’Allah ». Pour qu’il y ait du terrorisme, il faut être en rupture, il faut penser que toutes les mosquées sont aux mains de l’État et que les lieux sont remplis d’indicateurs (notamment des policiers musulmans qui viennent prier en civil). C’est le cercle vicieux : paranoïa exacerbée, des discussions qui se poursuivent éventuellement avec certains fidèles – montrant des signes de fragilité – dans un cadre privé (« il ne faut pas parler de ça ici frère, il y a des traitres partout »), et j’imagine ensuite que des idéologues s’invitent à ces réunions pour organiser des voyages en Syrie. Quand on dit que le terrorisme musulman n’a rien à voir avec l’islam (au sens structures religieuses) c’est la vérité. Quand on voit le profil de Jawad Bendaoud qui a hébergé les terroristes « parce qu’il voulait rendre service », c’est difficile de l’imaginer comme une tête pensante du terrorisme international. Le terrorisme islamique est une nébuleuse composée de bandits, de petites frappes, de pauvres types (« à la Jawad ») et des profils psychiatriques prêts à se donner la mort – et dont on peut même questionner sérieusement la candidature au martyr dès lors où ils consomment souvent des stupéfiants et n’ont même pas de pratiques religieuses.

Dès lors où on n’a pas accès à ces milieux de banditisme, il est important de lutter contre l’islamisme car c’est là que naît l’outil principal de l’embrigadement : la haine supposée de l’Occident à l’égard des musulmans. Je me rappelle d’une discussion avec un profil dont je suspectais à l’époque une certaine radicalisation (ou une radicalisation certaine !) qui me disait que le terrorisme musulman est dû à l’islamophobie de l’Occident. Je lui ai alors rétorqué que les actes terroristes ne génèrent pas spécialement d’a priori positif à l’égard des musulmans… Sa réponse : « Si l’Occident n’était pas islamophobe, alors il n’y aurait pas de terrorisme musulman ! » Je lui ai souligné la difficulté de trouver une porte de sortie honorable dès lors. Les attentats terroristes vont nourrir des sentiments de plus en plus hostiles à l’égard des musulmans (même si on répète que #CaNaRienAvoirAvecLislam) et ces sentiments hostiles seront interprétés par les radicaux comme de l’islamophobie justifiant toujours plus d’attentats… Voilà pourquoi les accusations systématiques d’islamophobie (en particulier là où il n’y en a pas) par certains agités – pour de « bêtes questions » de nature sociétale qui peuvent se résoudre à travers le dialogue – sont très dangereuses : cela affaiblit l’État tandis que ça renforce des discours chez des idéologues. Ce qu’il faut toutefois mettre au crédit de ces agités, c’est qu’ils n’en ont pas conscience.

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