Quand l’été revient, je ne peux m’empêcher de penser à cette jeune fille d’à peine 19 ans qui est entrée en littérature en brisant la porte, c’est à dire par effraction, Françoise Sagan. Elle est née le 21 juin 1935. Une date symbole pour un écrivain dont l’écriture est solaire et sensuelle. Un style qui fleure bon l’odeur d’herbe coupée et la terre humide un soir d’orage quand il a fait très chaud et que la plaine a tremblé sous juillet torride. En 1954, la petite fille timide, élève qui s’ennuie dans les beaux quartiers bourgeois du boulevard Malesherbes, écrit un court roman, Bonjour tristesse.
Sagan, bonjour l’ivresse
L’éditeur René Julliard reçoit le manuscrit par la poste, le lit en une nuit et le lendemain signe un contrat avec les parents de celle qui se nomme Quoirez. Car la jeune fille est encore mineure. Pierre Quoirez, son père, adore celle qu’il prénomme « le pruneau » à cause de sa bouille un peu fripée. Il n’a rien passé aux aînés, Suzanne et Jacques. Mais avec celle qu’on n’attendait plus dans la famille, il est complètement gaga. Pourtant très sévère, ce grand bourgeois, industriel brillant, mondain désinvolte, sensible au charme féminin, passe tout à Françoise. Il lui offre des livres, allume ses premières cigarettes, l’emmène dans un bar du VIIIe arrondissement de la capitale. La jeune fille est fascinée par ce père charismatique. De quoi renforcer le complexe d’Electre…
Pierre va servir de modèle à Raymond, personnage central de Bonjour tristesse, dont la fille, Cécile, dix-sept ans, orpheline de mère, ne supporte pas Anne Larsen, femme superbe qui tombe amoureuse de son père. C’est une rivale. Insupportable. Cécile, de son côté, va faire l’amour avec Cyril, 26 ans, sans avoir peur des conséquences, c’est-à-dire d’avoir un enfant. La pilule n’existe pas, les avortements sont clandestins. Le sexe est hautement dangereux. Dans la France de 1954, Cécile va être jugée scandaleuse. Elle aime le soleil, le goût du sel sur la peau d’un jeune homme, elle ne craint personne, elle est libre.
Liberté chérie
Voilà le mot qui résume Sagan: liberté. Et puis également l’autre qu’on a tendance à oblitérer: lucidité. A 10 ans, Sagan va au cinéma, elle voit les actualités, découvre les cadavres empilés, en pyjamas rayés, des camps d’extermination. C’est le choc. Elle ne s’en remettra jamais totalement. Plus tard, dans Le lit défait, elle écrira: « Certaines lucidités sont pires que les pires aveuglements. » Et puis il y a l’ombre du petit Maurice, ce frère mort à l’âge de trois mois, dans son landau, peut être de soif. On n’en parle guère chez les Quoirez. Mais Sagan sait. Il est l’une des clés de l’œuvre de la romancière surdouée. Sinon la clé. Elle a dû songer souvent à Maurice, quand elle regardait l’aube se lever sur le golfe, dans le port de Saint-Tropez, après une nuit blanche et alcoolisée. Elle fumait sa cigarette mentholée en se demandant pourquoi le plaisir de vivre lui était accordé.
Dans son essai biographique, Françoise Sagan ou l’ivresse d’écrire, Valérie Mirarchi rappelle les grands moments de la vie de l’écrivain tout en revisitant ses romans. Elle nous invite à la relire. Les nombreux extraits retenus prouvent que nous sommes en présence d’une immense romancière qui écrit juste et vite. La première page de La Chamade est magnifique. On est touchés, immédiatement. C’est Balzac sans les interminables descriptions, Morand avec la sensibilité en plus, Proust, mais en ligne droite. Et puis Sagan a tellement bien parlé des femmes, elle a si bien décrit leurs tourments, leur dureté face à la souffrance de l’amour, leur courage tout court. Sagan, un jour, a dit à François-Marie Banier, son ami: « Le premier écrivain à avoir dépeint une femme intelligente fut Stendhal. Avant lui, les femmes étaient toutes vues comme des objets de désir ou des garces. »
Nous sommes deux sœurs jumelles
Sagan avait une sœur jumelle, elle s’appelle Brigitte Bardot, dont Michel Onfray a dit récemment qu’ « elle avait plus fait pour la femme que Simone de Beauvoir ». Sagan fut enterrée dans le cimetière de Seuzac, cerné par les Causses, qu’aimait François Mitterrand, le 28 septembre 2004, jour anniversaire de la Française la plus connue dans le monde. L’une tournée vers l’été, l’autre vers l’automne. Deux destins différents mais liés. Françoise a découvert Saint-Tropez quand il ne s’agissait encore que d’un modeste village de pêcheur. Elle y a fait la fête, sans s’arrêter, poursuivant sa route jusqu’à l’épuisement. Brigitte a créé Saint-Trop. Mais ses racines sont là, ses parents sont enterrés dans le cimetière surplombant la Méditerranée. Elle n’était pas là par hasard, à la différence de Françoise.
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Brigitte a sa maison au bord de l’eau, sa retirance. Elle y puise la force du combat de sa vie: la protection des animaux, animaux martyrisés par les hommes. Elle a décidé de quitter le monde du cinéma en 1973. Décision irrévocable annoncée à son agent, Olga Horstig. Brigitte lâchant, écœurée: « J’eus subitement ras-le-bol de tous ses faux-semblants. » Françoise a écrit son dernier roman inspiré en 1972, Des bleus à l’âme. Après il y avait moins d’envie, la petite musique Sagan devenait inaudible, sauf dans ses livres de souvenirs. Elle le savait, signant un roman au titre explicite, Les faux-fuyants.
Quand vient la fin de l’été…
L’été s’adresse au corps, c’est une saison brève et violente. L’automne peut s’étirer dans le temps. C’est un état d’esprit. Ce soir, dans le crépuscule de la baie des Canoubiers, je pense à vous, Sagan et Bardot, et je me dis que vous êtes, chacune à votre manière, deux filles dans le vent, débarrassées enfin de votre légende.
Françoise Sagan ou l’ivresse d’écrire, Valérie Mirarchi, EUD, 2018.
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