Sade, les infortunes de la postérité


Sade, les infortunes de la postérité

marquis sade portrait

« Freud et Machiavel sont aux portes de la ville. » Ce constat inquiet est formulé par George Orwell dans ses Essais en 1944, dans le cours de l’étude d’un roman noir de James Hadley Chase, Pas d’orchidées pour Miss Blandish. Le monde n’était pas encore tout à fait sorti de la Seconde Guerre mondiale et Orwell constatait, avec ce mélange d’effroi et de pessimisme qui le caractérise si bien, qu’une certaine littérature populaire se faisait la chambre d’écho des horreurs commises dans une époque qui avait perdu tous ses repères sous la conjugaison des deux totalitarismes, le nazi et le stalinien. Il remarquait ainsi que dans le roman de Chase, qu’il qualifie d’ailleurs de « sadique » à plusieurs reprises, « il n’y a plus ni gentlemen ni tabous. L’émancipation est totale ».

Cette dernière phrase pourrait finalement être un parfait résumé du « problème » Sade, alors qu’on célèbre ces jours-ci le bicentenaire de sa mort. Son œuvre continue de susciter des interprétations contradictoires, voire radicalement opposées, principalement en raison de l’ambiguïté qui plane sur le mot « émancipation ». Cette valeur cardinale du progressisme pour ceux qui transforment Sade en Lucifer de la modernité, en héros du négatif qui fait exploser l’ordre ancien et sa vieille morale antinaturelle, est pour les autres la porte ouverte à une sauvagerie individualiste, à un hédonisme destructeur dès lors qu’elle conduit à tenir pour quantité négligeable l’existence de son prochain.[access capability= »lire_inedits »]

Avec Freud et Machiavel, Sade apparaît bien aujourd’hui comme le troisième cavalier de l’Apocalypse qui rôde sous nos remparts, un troisième cavalier qui fait office de chaînon intermédiaire. Il annonce Freud, en effectuant, avant que celui-ci l’observe et la comprenne, une plongée dans un inconscient pas toujours ragoûtant où règnent Éros et Thanatos dans un combat incertain entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, qui, à l’occasion, échangent leurs masques, le désir sexuel trouvant souvent son accomplissement dans la souffrance et la mort. Et il tient de Machiavel un cynisme politique qu’Orwell, toujours à propos de Chase, résume ainsi : « Chase nous offre une image quintessenciée de la scène politique contemporaine où sont considérées comme normales et moralement neutres, admirables mêmes, quand elles sont menées hardiment et systématiquement, des activités telles que les bombardements massifs de populations civiles, la prise d’otage, le recours à la torture pour arracher des aveux, la séquestration, les exécutions sommaires, les matraquages, les noyades d’opposants dans les fosses à purin, la trahison, la corruption. » Cela pourrait s’appliquer à la perfection aux 120 Journées de Sodome, l’un des trois romans canoniques du corpus sadien avec Justine et La Philosophie dans le boudoir que l’on retrouvera dans un nouveau volume de la Pléiade qui, après l’édition des œuvres complètes en trois tomes, offre ainsi une manière de petit Sade portatif et une excellente porte d’entrée, puisque ce sont d’abord ces trois romans qui ont valu à leur auteur sa réputation si controversée.

Ce caractère machiavélien des 120 journées de Sodome, Pasolini l’avait compris en réalisant Salo, film difficilement soutenable, qui transpose ce roman dans les derniers temps du fascisme italien et qu’il analysait ainsi : « Le sadomasochisme de Sade a une fonction bien spécifique et claire : représenter ce que le pouvoir peut faire du corps humain. La réduction du corps à l’état de chose, le trafic de corps. L’annulation de la personnalité de l’autre. C’est un film sur le pouvoir mais aussi sur l’anarchie du pouvoir. Rien n’est plus anarchique que le pouvoir. Ce que veut le pouvoir est totalement arbitraire ou dicté par des nécessités économiques échappant à la logique. » On ne sait pas si Orwell avait lu Sade, mais on sait en revanche que l’un de ses premiers lecteurs, et pas n’importe lequel, était un connaisseur du sulfureux marquis. En 1949, Aldous Huxley, dont Orwell avait été l’élève à Eton, lui écrit pour le féliciter à propos de 1984, et soudain, très vite, une référence arrive dans la lettre : « La philosophie de la minorité au pouvoir dans 1984 est un sadisme qui a été mené jusqu’à sa conclusion logique, à la fois en dépassant le sexe et en le niant. »

La remarque de Huxley est fondamentale parce qu’elle peut nous aider à saisir une spécificité sadienne dans la façon de parler du sexe. Les classifications littéraires rangent Sade du côté des libertins, étiquette qu’il revendiquait au demeurant. Le problème, c’est que le sexe libertin est heureux, léger, utopique. Le sexe de Sade est une arme de destruction massive. S’il y a un humour noir chez Sade, que Breton avait d’ailleurs mis au premier rang dans son Anthologie du même nom parce que les surréalistes considéraient Sade comme un allié objectif dans la libération totale de l’imaginaire, il n’y a pas en revanche de gaieté sadienne, de joie dans la rencontre des corps. Quand il multiplie les combinaisons les plus aberrantes, c’est pour le plaisir de la combinaison, pas celui des sens. Sade est finalement l’anti-Casanova, et l’héritier du Dom Juan de Molière, ce « grand seigneur méchant homme » qui profite de sa position de classe pour satisfaire ses fantasmes les plus violents et les plus mortifères.

Alors, que penser de Sade, ou plutôt comment penser Sade aujourd’hui ? La manie française des anniversaires a du bon : en cet automne 2014, l’actualité des arts et des lettres offre plusieurs occasions de nourrir la réflexion de l’apprenti sadien.

Il y a d’abord l’exposition du musée d’Orsay : « Sade. Attaquer le soleil ». Cette exposition dont Annie Le Brun, une des plus grandes spécialistes de Sade, est une des commissaires, est une exposition sadienne au premier sens du terme – une ode à un « contemporain capital », titre d’un ouvrage de Le Brun, qui s’inscrit dans la filiation d’Apollinaire dont le texte fondateur de 1909 a lancé le culte de Sade comme « bloc d’abîme ». Naît ainsi la légende d’un Sade déconstructeur absolu qui fascinera les surréalistes et qui, après la guerre, deviendra une référence pour toute la pensée radicale et structuraliste, de Foucault à Sollers en passant par Bataille ou Blanchot, qui voient en lui un précurseur de la psychanalyse, un visionnaire capable de dépasser l’homme normal, de le libérer autrement que par le communisme englué dans son impasse stalinienne.

Le problème, c’est que la profusion d’œuvres admirables échoue à démontrer la validité du postulat de départ selon lequel Sade aurait plus ou moins conditionné les révolutions esthétiques des deux siècles suivants. On peut admettre le caractère sadien des tableaux de Goya sur les cannibales et des collages de Max Ernst, ou encore de citations de Baudelaire ou de Mirbeau, authentiques lecteurs de Sade. Mais, dans un grand nombre de cas, il faut peut-être inverser la perspective. Ce n’est pas Sade qui aurait influencé ces artistes, mais plutôt notre lecture de Sade qui nous permettrait de les voir différemment – ainsi cette stupéfiante Femme étranglée de Cézanne raconte-t-elle autre chose, de beaucoup plus inquiétant, qu’un simple fait divers. Il n’en demeure pas moins que la présence de certains tableaux, comme les célèbres Dormeuses de Courbet, qui respirent la douceur du sommeil après une étreinte heureuse, relève pour le moins du contresens.

Michel Onfray, lui, parle carrément d’escroquerie intellectuelle, dans un pamphlet brillantissime : La Passion de la méchanceté. S’il n’est pas dénué de mauvaise foi et est parfois habité par le plaisir gratuit de détruire des idoles, il frappe souvent juste. Pour Onfray, le Sade dont se sont emparés certains poètes et penseurs, dont Pauvert, son éditeur et biographe, qui a passé sous silence ses crimes effectifs, est une invention, largement fondée sur la fameuse préface d’Apollinaire, qui n’aurait été qu’un travail alimentaire fait à la hâte dont l’auteur n’a pas mesuré les conséquences. Onfray renverse radicalement la vision du Sade émancipateur, pour n’y voir qu’un aristocrate délinquant sexuel protégé par sa caste. Loin d’avoir été un précurseur du féminisme ou un représentant extrême des Lumières, il est au contraire « le dernier féodal, royaliste, misogyne et violent », puisqu’il a fait consciemment le choix d’une nature mauvaise contre les contraintes d’une société qui pourrait la policer. Tout cela est bel et bon, il n’en demeure pas moins que Sade a réussi l’exploit d’être mis en prison et parfois à l’asile par tous les régimes qu’il a traversés : la monarchie, la Révolution, le Consulat, l’Empire. On pourrait ainsi objecter qu’il a toujours gêné tout le monde et que sa gloire actuelle est l’ultime avatar de sa normalisation. On pourrait encore poser tant de questions…

Alors quoi ? Eh bien, le texte et rien que le texte. Le volume de la Pléiade permet d’y revenir. Ne lisez pas les notes, au moins dans un premier temps. Confrontez-vous à l’insoutenable, seul. Et vous entendrez. Ou pas. Car, chez Sade, note fort justement Michel Delon, responsable de cette édition, chez Sade, toujours, « le cri bouscule le concept ».[/access]

Sade, Justine et autres romans, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014.

Michel Onfray, La Passion de la méchanceté, Autrement, 2014.

Exposition « Sade. Attaquer le soleil », musée d’Orsay, jusqu’au 25 janvier 2015.

*Photo: MARY EVANS/SIPA.51236759_000001.

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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