À la date du 10 mai 1606, Pierre de L’Estoile note dans son journal : « Un gentilhomme sans jambes, comme sans Dieu, eut ce jour la tête tranchée en Grève, où il ne voulut ni prêtre ni ministre, ni même invoquer Dieu une fois seulement, comme vrai athéiste qu’il était. » Sans jambes, sans Dieu, sans tête. Le préfixe privatif qui définit l’athéisme poursuit son chemin. Le libertin est celui qui s’écarte, logé dans la négation des valeurs : im/moral, im/pie, in/décent, in/tempérant, ir/réligieux, dé/voyé. La Justesse de la langue française de Gabriel Girard (1718) marque les degrés qui distinguent le libertin, le vagabond et le bandit, pour autant que « le dérèglement est le partage de tous les trois ». Le libertin est l’être du dérèglement.
Libéré de Charenton le 2 avril 1790, toujours plein d’orgueil, la tête pleine de scènes à écrire, à crever la page et pulvériser le lecteur, après la perte du manuscrit des 120 journées de Sodome, Sade fait paraître anonymement Justine ou les Malheurs de la vertu, l’année suivante. Dénonçant la peinture de « crimes révoltants », la Feuille de correspondance du libraire invite les personnes chargées de l’éducation des jeunes gens à soustraire ce roman « très dangereux » de leur vue. Les Affiches, annonces et avis divers de Ducray-Duminil – heureux auteur de Lolotte et Fanfan, de Petit Jacques et Georgette – s’inquiètent de Justine et de Juliette : « Tout ce qui est possible à l’imagination la plus déréglée d’inventer d’indécent, de sophistique, de dégoûtant même, se trouve amoncelé dans ce roman bizarre, dont le titre pourrait intéresser et tromper les âmes sensibles et honnêtes. » Les membres de la section de la place Vendôme, qui deviendra la place des Piques, savent-ils que le citoyen Sade est l’auteur de ce roman « épouvantable » ?[access capability= »lire_inedits »]
Secrétaire, commissaire, président de la section, Sade n’en est pas moins dénoncé, emprisonné, et finalement accusé par Fouquier-Tinville de correspondance avec les ennemis de la République, comme partisan du fédéralisme et « vil satellite » du tyran. Libéré le 15 octobre 1794, après la chute de Robespierre, endetté, sans ressources, il espère en 1795 le succès d’Aline et Valcour, paru sous son nom, et celui de La Philosophie dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux, présenté comme l’« ouvrage posthume de l’auteur de Justine ». De L’École du libertinage aux Instituteurs immoraux, l’enseignement se poursuit. Comme l’explique Mme de Saint-Ange, qui, dans La Philosophie dans le boudoir, veut enseigner à Eugénie les principes du libertinage le plus effréné, « il s’agit d’une éducation ». Et puisque Robespierre a fait de la vertu un principe de gouvernement, puisque les instituteurs de l’école publique enseignent la moralité républicaine, puisque les philosophes des Lumières s’évertuent à montrer que l’athéisme n’empêche pas l’honnêteté, c’est à corrompre leur élève que se vouent les précepteurs sadiens : « Ah ! friponne, comme tu vas jouir du plaisir d’éduquer cette enfant ; quelles délices pour toi de la corrompre, d’étouffer dans ce jeune cœur toutes les semences de vertu et de religion qu’y placèrent ses institutrices ! En vérité, cela est trop roué pour moi. »
Morellet croit protéger la cause philosophique lorsqu’il évoque dans ses Mémoires (1821) les dîners du baron d’Holbach : « Or, c’est là qu’il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fût jamais : quand je dis libre, j’entends en matière de philosophie, de religion, de gouvernement, car les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient bannies. » C’est compter sans Sade qui estime que, s’il est question d’instruire librement, comment séparer philosophie, religion, politique, libertinage du discours et des outrances de la langue sexuelle ? Eugénie, elle, sature donc l’expression : « Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui. » Quant à Mme de Saint-Ange, elle réduit à rien les savantes manœuvres de Mme de Merteuil chez Laclos : « J’ai peut-être été foutue par plus de dix ou douze mille individus… et on me croit sage dans mes sociétés. » Le mot « foutre » est à l’ordre du texte et la surenchère est programmée : « Doublons, triplons donc sans rien craindre ces délicieux incestes. »
À raisonner modérément, on multiplie les contradictions. Le libertin version Sade se doit de raisonner furieusement. Il invoque la Nature, qui autorise l’impudeur, l’adultère, la calomnie, le viol, l’inceste, la prostitution généralisée, la pédérastie, le massacre des nourrissons, l’écrasement des pauvres, l’exercice de la cruauté, le frisson du crime. Le battement de la langue est porté à l’extrême. Hyper-espace. Hyper-vitesse. « Sacredieu ! » « Foutredieu ! » « Tripledieu ! » Pas un libertin chez Sade qui ne se jette sur ses victimes comme un furieux. Le régime de la fureur est celui de l’écriture lorsqu’elle cède à son emportement, lorsqu’elle se jette au bout d’elle-même comme au bout de l’enfer, au-delà de l’esprit et de la raison, au-delà du tricotis des intrigues et des psychologies, pour qu’advienne dans l’entêtement, la surenchère et la saturation, l’extase libertine de la langue.
Rien de mieux pour mettre au jour la prédation des grands seigneurs féodaux qui hantent les salons habités par le souvenir des anciennes chasses, la gueule des maîtres et des chiens barbouillée du sang des bêtes éventrées. Rien de mieux pour dévoiler au lecteur tout ce qu’il a toujours voulu ignorer sur le sexe, sa violence, son vertige.
Entre le néoclassicisme, qui ramène la ligne à la raison, et le gouffre du sublime, au moment où la représentation connaît une de ses plus grandes crises, Sade « outre » le roman comme on dit que la passion outre l’amour, que la furie outre la colère. Et pourquoi s’arrêter quand on a épousé le vertige ? C’est le propre du roman, son défi et son risque. Roland Barthes disait de Voltaire qu’il est le dernier écrivain heureux. Sade est le premier écrivain furieux.[/access]
*Photo: wikicommons/Bibliothèque des Curieux
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