Chaque fois qu’un roman de cul connaît le succès, la presse découvre la lune et simule la surprise, feignant d’oublier qu’elle a déjà traité le sujet à d’innombrables reprises. C’est l’alliance du marronnier et de la feuille de vigne, illustrée jadis par les longues pages consacrées aux triomphes d’Histoire d’O et d’Emmanuelle et, naguère, par le déferlement de commentaires sur La Vie sexuelle de Catherine M. (un million d’exemplaires vendus, 29 traductions) ou l’Éloge des femmes mûres de Stephen Vizinczey. Sur ce point, Cinquante nuances de Grey, de Mme E. L. James, ne présente donc rien de bien nouveau − sinon le volume des ventes, dont on ne sait plus très bien s’il se situe à 30, 40 ou 50 millions d’exemplaires dans le monde, mais dont l’éditeur français affirme qu’il a atteint les 40 000 le jour de sa sortie en librairie, la FNAC ayant dépassé les 15 000 ventes dès le lendemain. Des chiffres relativement fabuleux[1. Relativisons : le 10 novembre 1960, à Londres, on aurait vendu 200 000 exemplaires de la version de poche non expurgée de l’Amant de Lady Chatterley…], donc, mais qui doivent être replacés dans la perspective d’une industrialisation, d’une massification et d’une mondialisation des « produits culturels »[access capability= »lire_inedits »] − qui permettent à certains d’entre eux d’atteindre des volumes de ventes qui auraient paru tout simplement inconcevables dix ans plus tôt, mais qui sembleront peut-être modestes dans une décennie.
Mais ce qui suscite la curiosité de la presse, ce n’est pas seulement l’énormité des chiffres, ni le fait qu’elle porte sur un genre très particulier, c’est, comme toujours, le caractère mystérieux du succès : le sentiment que le best-seller est une sorte de roulette, une loterie fabuleuse qui, de nos jours, suffit à rendre son heureux gagnant riche et célèbre (combien d’articles a-t-on écrit sur la fortune de J. K. Rowling, la maman d’Harry Potter, qui dépasse celle de la reine d’Angleterre ? Ou pour signaler que Mme James est devenue en 2011, par on ne sait quel miracle, l’une des 100 personnes les plus influentes du monde[2. Belinda Luscombe, « The 100 Most Influential People in the World [archive] » sur time.com, TIME, 2012.]). Une loterie dont on aimerait bien trouver la martingale.
Comment, alors, expliquer le phénomène Cinquante nuances de Grey ?
Premier élément de réponse, en creux : de toute évidence, son succès n’est pas dû aux éminentes qualités littéraires de l’ouvrage. L’intrigue est d’une banalité si absolue qu’elle ne peut qu’être volontaire. Une très jolie fille, naturellement vierge et a priori effarouchée par tout ce qui se situe au-dessous de la ceinture, tombe éperdument amoureuse d’un milliardaire, jeune, beau comme un astre et mystérieux en diable, un certain Christian Grey, « le célibataire le plus riche, le plus énigmatique, le plus insaisissable de la côte Ouest ». Grey a tout ce qu’il faut pour plaire à une jeune fille : il règne sur quelques centaines de milliers d’employés, vole en hélicoptère et roule en Audi 4×4, avec chauffeur s’il vous plaît. En revanche, ou en plus, il est adepte d’une sexualité hors normes, à laquelle il va initier l’oie blanche tombée entre ses griffes. Et conformément aux canons du genre, celle-ci va passer par toutes les étapes convenues, de l’épouvante à l’addiction. Au total, une histoire qui relève de la collection Harlequin, épicée d’un brin de sadomasochisme. Épicée, mais avec modération : le contrat érotique que Christian Grey a fait signer à sa proie stipule d’ailleurs expressément que ne sera commis « aucun acte impliquant le sang » (sic). Autant dire qu’on est loin, vraiment très loin, des cauchemars qui hantent les 120 journées de Sodome, les œuvres libertines du baron von Sacher-Masoch ou les textes clandestins de Mandiargues. Cinquante nuances, c’est le SM bien tempéré, le divin marquis à la portée des caniches, le bondage pour les bonnes âmes.
Des caniches que les fulgurances stylistiques toutes relatives de Mme James ne choqueront pas non plus − la dame usant d’une écriture au degré zéro, où l’on appelle un chat un chat et où l’on dit « Aïe, putain de…, j’ai mal ! » lorsqu’on s’est inopinément coincé les testicules dans une porte. Quelques phrases d’anthologie circulent déjà sur la Toile : nul doute qu’elles resteront dans les annales : « Avaler le sperme tu sais faire. Avec mention excellent à l’oral » (il est vrai qu’à l’écrit, cela perd de son charme) ; « Il est en moi, me remplit, me pistonne à un rythme acharné » (c’est le privilège des grands patrons) ; « Sa main passe de ma taille à mes hanches puis s’empare de mon intimité… Hou la. Quand il retire son short, il libère son érection. Oh la vache… » Oh la vache, en effet.
L’histoire de la littérature indiquait déjà ce que confirme le triomphe de Cinquante nuances : la qualité de l’écriture n’est pour rien dans le succès d’un ouvrage, et les foules aveugles peuvent tout aussi bien se ruer sur un chef-d’œuvre que plébisciter un produit préfabriqué dépourvu de tout intérêt.
Mais alors, si les qualités n’y sont pour rien, d’où vient le succès ? Plutôt qu’avouer qu’on ne sait pas, il est d’usage d’évoquer « l’air du temps », et les correspondances mystérieuses qui se tisseraient entre un ouvrage, un public et une époque : toutes choses égales par ailleurs, c’est ainsi que Jünger expliquait le succès du Voyage au bout de la nuit : « L’atmosphère de nihilisme, de pessimisme et de décadence sur un arrière-fond de tropiques, de drogue, de guerre et de guerre civile, était en phase avec les turbulences de ces années-là. »
Pour Cinquante nuances, cette explication est peut-être plus pertinente que pour le chef-d’œuvre de Céline. Car le livre de Mme James semble faire parfaitement écho à « l’ère du « trans » » qui est la nôtre.
« Trans », comme transgression, mais pas trop. Juste assez pour piquer la curiosité, pour émoustiller le cœur de cible, sans pour autant dissuader la ménagère de moins de 50 ans, ou d’un peu plus, de placer le volume sous plastique dans son Caddie, au vu et au su des autres clientes du supermarché, entre les nouilles quotidiennes, le beurre demi-sel et les sex toys bio garantis sans phtalates. La transgression consensuelle, en somme.
« Trans », comme transparence, propreté, hygiène. Alors qu’un sondage récent nous apprend que plus des trois quarts des Français prennent au moins une douche par jour (ce qui, au vu de la consommation d’eau, est physiquement impossible), le « Mom Porn » de grande consommation se doit de fleurer bon le propre : la « soumise » l’est au préalable à tous les contrôles gynécologiques nécessaires, elle doit être « rasée/épilée en tous temps », précise la convention érotique citée plus haut ; bien entendu, « elle ne fumera pas », ce qui est incontestablement dégoûtant, malpropre et mauvais pour la santé. Quant au dominateur, Grey le milliardaire, il exhalera constamment « une odeur de linge frais et de gel douche ». La sodomie, d’accord, mais parfumée à la violette. Le sexe récurrent, mais récuré.
« Trans », enfin, comme transgenre : et c’est peut-être l’ingrédient décisif du succès mondial de Cinquante nuances. Transgenre, d’abord, puisque l’ouvrage n’a pas été écrit par un homme, qu’on pourrait toujours soupçonner d’intentions perverses, ni par une ex-call-girl, ni par une partouzarde compulsive, mais par une « honnête mère de famille », entre une réunion de parents d’élèves et la confection de sa fameuse blanquette du dimanche. Transgenre, ensuite et par conséquent, dans la mesure où ce livre est destiné aux dames elles-mêmes, et notamment, auxdites mères de famille qui, après avoir visionné Desperate Housewives, avaient envie de franchir une étape supplémentaire de l’évolution. La prochaine consistera peut-être à épouser leurs voisines, avec lesquelles elles auront au préalable passé de si délicieuses après-midi à grignoter des cookies home made en commentant les amours torrides d’Anastasia et de Grey. À moins qu’elles n’optent pour la levrette avec leur caniche (nous y revoilà), à l’oreille duquel elles pourront murmurer qu’« on vit décidément une époque formidable, darling… ».[/access]
*Photo : jeepersmedia.
E. L. James, Cinquante nuances de Grey, éd. J.-C. Lattès, 17 euros.
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