Le livre de l’iranologue et politologue du monde musulman Amélie M. Chelly nous raconte comment, dans l’Irak post-guerre du Golfe, Saddam Hussein a réalisé le projet sacrilège de faire écrire un Coran entier avec son propre sang.
C’est une histoire sanguine que nous livre Amélie M. Chelly. Spécialiste de l’Iran, elle s’aventure cette fois entre Tigre et Euphrate pour nous raconter une histoire vraie, survenue sous la dictature de Saddam Hussein.
Du calme, loulou !
Il faut revenir quelques décennies en arrière. Le reis tient alors l’Irak d’une main de fer. Entre la rigoriste Arabie et l’Iran des mollahs, il faisait presque plaisir à voir, Saddam Hussein, un verre à la main, et le cigare dans l’autre, posant avec Jacques Chirac lors de sa visite en France en 1974. Vu de plus près, le régime n’est quand même pas ragoûtant. Quant au fils, Oudaï, il s’agit d’un psychopathe sanguinaire, attiré par les armes à feu, les voitures de luxe et les collégiennes : un peu plus turbulent que notre Claude Chirac nationale. En 1988, en pleine réception en l’honneur de la femme d’Hosni Moubarak, devant un parterre de personnalités, il assassine le serviteur de son père, peut-être grâce à un couteau électrique, peut-être avec un club de golf… Les versions diffèrent. Placé à la tête du sport irakien, Oudaï a tendance à faire torturer voire à torturer lui-même les athlètes nationaux. De temps en temps, son tyran de père est obligé de sévir contre les excès du loup (son surnom) : notamment lorsqu’Oudaï met le feu à des garages entiers où étaient garées de belles cylindrées. Quelques années avant la chute du régime baasiste, Saddam Hussein avait adoubé son deuxième fils, Quoussaï, un poil moins fou furieux.
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Oudaï avait réussi à se faire un nombre considérable d’ennemis dans le pays, ne serait-ce que les pères des jeunes filles violées. En décembre 1996, il est visé par un attentat : trente-sept balles, logées pour l’essentiel entre son abdomen et ses genoux – la zone par où il a tant péché. Il échappe malgré tout à ses blessures, et son père, qui aime son fils comme un tyran peut aimer un fils psychopathe, se met en tête de lancer un projet un peu fou : faire écrire un Coran entier en utilisant pour encre son propre sang si son fils survit. Il faut dire qu’au contact de son ennemi iranien durant la longue guerre de 1980 à 1988, l’Irak s’est laissé contaminer par la martyrophilie et le goût du sacrifice. Le régime, « laïciste » dans les années 80, tente une mue musulmane après l’échec de l’invasion du Koweit et fait ajouter les mots « Allahu akbar » sur le drapeau national. L’idée reste néanmoins sacrilège : en islam, le sang, une fois sorti des veines de son propriétaire, bascule dans le domaine de l’impur. Et en même temps, le Coran, une fois rédigé, est un peu mieux qu’un simple bouquin pour les fidèles ; alignées, les lettres qui composent le texte deviennent rien de moins que la parole divine. Un savant de l’islam prévient : « Vous n’imaginez pas que vous allez créer un objet qui sera condamné à être éternellement caché ». Autrement dit, s’il est sacrilège de rédiger un Coran avec des lettres de sang, il devient interdit, une fois rédigé, de le détruire. Contre les avis théologiques, Saddam enrôle alors un calligraphe, qui se fait livrer des ampoules entières de sang, et trempe sa plume jour et nuit dans le précieux liquide.
Filles de mauvaise vie
Amélie M. Chelly rapporte avec ironie et avec une grande force d’évocation cette histoire riche en hémoglobine. Quand Oudaï décide de s’en prendre à la prostitution, elle écrit : « Quelques années après l’agression qui le rendit infirme, Oudaï fit de son bataillon l’efficace instrument d’une lutte contre le fléau de la prostitution, galopante et terrible en Irak. Le loup était bien placé pour le savoir, il donnait beaucoup de sa personne pour étudier le milieu de l’intérieur et comme il savait que, comme à l’Hydre de Lerne, aux trafics tentaculaires il faut couper la tête et y mettre le feu, il décida de faire mener à ses dévoués une vaste campagne d’arrestation de filles qu’on décapitait et dont on déposait le visage parfois brûlé devant l’entrée de la maison parentale. Deux cents mauvaises vies furent ainsi éliminées et érigées en exemples macabres ornant les portes pour décourager les pauvres gens de se résoudre à ce que leurs femmes rapportassent le pain en offrant leurs courbes ».
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On y croise du monde dans ce livre, y compris un certain Abou Bakr al-Baghdadi[1], autre tyran de la même veine qui mettra à son tour l’Irak à feu et à sang quelques années plus tard.
[1] « Calife » de l’État islamique tué par les Américains en 2019 NDLR.
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