Dans un essai courageux, la philosophe et psychanalyste dissèque la nature du mouvement #MeToo. Une « révolution culturelle » qui en a toutes les caractéristiques : violence, irrationnalité, totalitarisme… et qui met dans le même sac vrais et faux coupables, vraies et fausses victimes.
Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Sexe prescrit : la différence sexuelle en question, Aubier, 2000 ; L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse, PUF, 2014 ; Au bon plaisir des « docteurs graves » : à propos de Judith Butler, PUF, 2017. |
Causeur. Dans le concert bêlant de metooisme, votre livre est un ravissement. Il semble que vous ayez eu quelques difficultés à le faire éditer.
Sabine Prokhoris. Parvenir à publier ce livre tel que je l’avais conçu et écrit n’a pas été une mince affaire en effet. Initialement, en janvier 2020, le projet avait été accepté sans réserve par Marcel Gauchet pour la collection « Le Débat », chez Gallimard. Au cours des mois qui ont suivi, il a accompagné de façon remarquable ma réflexion, approuvant ma méthode et m’incitant à creuser toujours davantage mes analyses. Mais il n’a pas eu, semble-t-il, les mains libres chez Gallimard pour publier ce livre qui lui tenait pourtant manifestement à cœur. Gallimard qui avait cru bon, on s’en souvient- les autres éditeurs lui emboîtant immédiatement le pas-, de retirer de la vente la totalité des ouvrages de Gabriel Matzneff sitôt paru Le Consentement de Vanessa Springora.
Les éditeurs sollicités ensuite, tout en louant unanimement la pertinence et la qualité du manuscrit, ont… « préféré ne pas ». À l’exception de Jean Le Gall, directeur du Cherche-Midi, qui a sans hésiter accepté de se risquer sur ce livre.
Si éprouvantes qu’aient été ces péripéties, elles ont été pour moi instructives, tant la frilosité générale face à la teneur de mon propos illustrait ce que je démontrais dans mon travail du sidérant pouvoir d’intimidation de ce mouvement. Et puis ça a été un mal pour un bien finalement, car les retards occasionnés par ces difficultés m’ont conduite à compléter mon livre d’un post-scriptum, indispensable, sur ce que j’appelle les « variants » #Metoo surgis dans le sillage de la parution de La Familia grande : #Metooinceste et #Metoogay. Analyser ces avatars m’a permis de mieux comprendre la nature passablement trouble de l’incontrôlable diffusion de la folie #Metoo.
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Avant même de stimuler votre réflexion et d’aiguiser votre plume, on a l’impression que ce concert de pleurnichardes vous a mise en rage. Vous sentez-vous trahie en tant que féministe ? En tant que femme ?
Avant de me décider à écrire cet essai, encouragée par deux grandes amies – dont une féministe « historique », comme on dit – avec lesquelles nous échangions presque quotidiennement sur tout cela, plutôt qu’en rage, je me sentais perplexe. À la fois consciente du fait que les #Metoo-féministes mettaient le doigt sur des questions en effet sérieuses, et atterrée par l’irrationalité et la violence effrayante de celles que vous nommez « pleurnicheuses » : des slogans tels que « le kérosène c’est pour les violeurs, pas pour les avions », par exemple, ça fait quand même un peu froid dans le dos… Les cris et les larmes des bataillons de la « VictimPride » #Metoo sont en réalité, bien plus que des pleurnicheries, des armes de guerre. Alors en effet, j’ai « aiguisé mes incisives »… Il y a une certaine violence dans mon texte, de fait très offensif : c’est celle de l’exigence intraitable d’une méthode d’analyse critique implacablement argumentée, qui décape les impostures, et procède au scalpel. Ce n’est pas doux, le scalpel… Je l’assume. Comme la causticité parfois de ma plume : elle permet de crever les baudruches.
Me sentir trahie comme féministe ? Disons qu’à mes yeux, la vitrine « féministe » du mouvement est un piège, un miroir aux alouettes. C’est pourquoi mon livre s’intitule Le Mirage #Metoo. Ce dont il s’agit, dans cette sorte de fake féminisme, c’est de tout autre chose : d’une « révolution culturelle », comme ne croient pas si bien dire certains, et totale. Faire advenir un brave new world… #Metoo est une section d’assaut, particulièrement efficace, des luttes dites « intersectionnelles », dont une des maîtres à (ne pas) penser est la « philosophe » Judith Butler, laquelle n’a pas craint d’écrire que les femmes afghanes qui refusaient la burqa sous le régime taliban il y a vingt ans étaient « complices du préjugé culturel américain ». Des collabos en somme. Un bien curieux féminisme…
Je suis frappée par la sottise, la faiblesse argumentative, plus encore que par la malhonnêteté des arguments de ces #Metoo féministes appartenant pourtant à la caste des intellectuels ou au moins des journalistes, comme l’improbable Marine Turchi. N’est-ce pas d’abord un symptôme de la baisse du niveau ?
En effet, le degré d’inconsistance intellectuelle du catéchisme #Metoo est proprement sidérant. Pour autant, ce ne sont pas seulement les inévitables sots qui se laissent hypnotiser par les désolantes sornettes d’une Iris Brey, d’une Alice Coffin, et de quelques autres. Des intellectuels formés, je le signale dans mon livre, encensent cette production inepte. Des éditeurs normalement capables de lire nous servent comme « essais » de la bouillie intellectuelle. Cynisme ? Conformisme ? Le niveau consternant du « débat » me semble plutôt témoigner du caractère totalitaire du mouvement. Car il n’y a pas débat en fait, mais la promotion exclusive, tonitruante ou plus insidieuse, d’un kit de slogans, assortis de diverses pratiques de rééducation, qui forment une informe doxa. La propagande, ça vise à produire de la croyance, pas de l’intelligence et de la réflexion. Plus c’est simpliste, mieux ça fonctionne. Quant à ceux qui n’en pensent pas moins mais qui ne mouftent pas, souvenons-nous de cette phrase de Max Frisch : « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles »…
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Beaucoup de gens déplorent les « dérives » de #Metoo, mais continuent à penser que ses bienfaits l’emportent. Vous démontrez plutôt que ces dérapages (remise en cause du droit, bannissement médiatique) sont l’ADN même du mouvement. Donc, vous ne gardez rien ? Même pas le fait que de petits chefs hésiteront sans doute désormais à pratiquer la main aux fesses, voire le chantage, sur leurs subordonnées ?
Dans ses logiques propres, que j’ai dépliées précisément, #Metoo est un mouvement que je crois structurellement vicié. Mais il a eu naturellement quelques bénéfices collatéraux, que je ne nie nullement. Pratiquer le chantage, sexuel ou autre, sur ses subordonnés, c’est bien évidemment inacceptable. Pas besoin de #Metoo pour en être convaincu. Je doute fort cependant que les petits chefs cessent vraiment de se comporter, d’une manière ou d’une autre, plus retorse et non directement sexuelle, en petits chefs.
J’ajouterai que l’un des effets pervers possibles de cette prétendue « libération de la parole », c’est que des personnages assez douteux, expéditivement dégagés sur la foi de rumeurs, ou d’accusations parfois fondées mais exclusivement « avérées » par le « ressenti » des offensées, n’en viennent à passer à leur tour pour des victimes, car ils auront eu raison de dénoncer les lynchages dont ils auront été l’objet.
Et puis ce n’est pas une bonne nouvelle pour une femme victime de viol que la « victime » d’un propos graveleux nous la joue, dans les colonnes d’un grand quotidien du soir, grande traumatisée « tombée dans une faille spatio-temporelle »…
Telle est la confusion induite par les logiques frauduleuses de #Metoo : dans le même sac les vrais et les faux coupables, dans le même sac les vraies et les fausses victimes. Je n’appelle pas cela un progrès…
Comment Adèle Haenel est-elle devenue la sainte victime de ce nouveau féminisme ?
Ça reste assez mystérieux. Un concours de circonstances, assez bien orchestré par quelques protagonistes militants de la Cause. Un effet d’hypnose collective, alimenté par une glamourisation publicitaire de la victimitude. Quoi qu’il en soit, le « moment Adèle Haenel » a indéniablement constitué un tournant.
Vous parlez de la shoahtisation des violences contre les femmes en faisant notamment une longue exégèse du texte d’un certain Detue. N’est-ce pas lui faire beaucoup d’honneur ? Y a-t-il vraiment des gens sérieux qui osent faire cet amalgame?
C’est Alain Finkielkraut, je le signale en note, qui a le premier parlé de cela, dans vos colonnes. Je l’ignorais lorsque j’ai écrit ce chapitre. Quant au sieur Detue et à ses énormités, je l’ai traité comme un symptôme à décrypter, non comme un intellectuel digne de ce nom. Notez quand même que ce monsieur co-anime un séminaire à l’EHESS sur les témoignages de crimes de masse. Carlo Ginzburg y a été invité, avec pour discutant ce personnage ! Et force est de constater que cet amalgame, de nature négationniste, est devenu banal. Les #Metoo, victimes autoproclamées, se désignent comme des « survivantes ». Et que dire de l’exigence d’imprescriptibilité pour les crimes sexuels, qualifiés de « génocide individuel », et ainsi assimilés aux crimes contre l’humanité ? Ce n’est pas sérieux. Mais le glissement a bel et bien lieu.
Dans le cas de Polanski, quel est le lien entre l’antisémitisme et la dénonciation féministe ?
#Metoo n’est pas en tant que tel un mouvement à visée antisémite. Mais les sidérants geysers antisémites qui ont visé Polanski m’ont interrogée. Entre ce qui s’est passé il y a quarante-cinq ans avec Samantha Geimer, et des pochoirs au sol tels que : « Polanski, bois nos règles » dans les rues de Paris, ou l’abominable slogan, particulièrement pervers : « celui qui doit être gazé, c’est Polanski », quel rapport ? Aucun. Alors qu’est-ce que cetteincongruité passablement monstrueuse nous raconte ? En creusant la question, j’ai compris que l’usage quasi délirant du cas Polanskidévoile le fond du dévoiement intellectuel #Metoo. C’est-à-dire ceci : le discours #Metoo n’a que faire des faits – sauf éventuellement à titre d’éléments rhétoriques. Seuls valent les « nouveaux récits » qui décrètent, et ainsi font le vrai/le réel (en l’occurrence, des accusations). Or pareil déni du réelest précisément ce qui caractérise l’antisémitisme post-Shoah, négationniste qu’on le veuille ou non. Car proférer des horreurs antisémites après la Shoah, cela signifie que le fait historique de l’extermination n’est rien, ou presque.
Comparaison pour comparaison, les procès expéditifs des supposés coupables dans les médias évoquent vraiment les procès de Moscou. Cependant, on dirait que la Justice (la vraie) continue à faire son boulot, en tout cas dans certains cas. (Caubère, Sandra Muller en première instance). Les hommes peuvent-ils compter sur les tribunaux pour les juger équitablement ?
Je serais moins optimiste sur ce point. Oui, Caubère – mais des années de cauchemar pour lui ! Sandra Muller a fait appel : elle a gagné, motivation insensée que je commente dans mon livre. Policiers et magistrats sont aujourd’hui formés par Muriel Salmona et ses disciples. À la suite de l’affaire Kouchner/Duhamel, on a légiféré en accéléré – n’importe comment. C’est une tendance de fond. Le récent livre de Marie Dosé, Éloge de la prescription, est une mise en garde inquiète…
Le féminisme soixante-huitard était, pour l’essentiel, joyeux et libertaire, celui d’aujourd’hui est sinistre, victimaire et punitif (l’envie du pénal). La revendication de liberté sexuelle a fait place à la haine du sexe, en tout cas la haine du désir hétérosexuel. Que nous est-il arrivé en deux générations ?
Je me le demande aussi. La détestation de la sexualité est patente. Et il ne s’agit pas seulement du désir hétérosexuel, lequel est toléré (enfin, si on peut alors parler de désir) avec des hommes « déconstruits », comme le tweete grotesquement Sandrine Rousseau. Sexy en diable… « Je filme des femmes qui pensent », dit Sciamma, et non « je filme des femmes qui s’aiment » ; et Coffin : « Les lesbiennes ne sont pas des homosexuelles. » Sexualité évacuée.
Il me semble que l’on peut rattacher cette haine farouche de la sexualité à l’émergence fulgurante d’idéologies victimaires/identitaires, par nature fixistes et purificatrices. Or la sexualité – là, c’est aussi la psychanalyste qui parle –, c’est impur. Car l’expérience véritablement sexuelle, qu’elle prenne une forme homo ou hétéro-érotique, fait voler en éclats les certitudes « identitaires ». L’amour, la jouissance ne sont pas « identitaires ». C’est là une source d’angoisse, intolérable en ces temps de repli vindicatif dans des safespace. « On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. » Beckett. Ce pourrait être aussi bien Shakespeare.
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Si nous assistons à une révolution, on dirait bien que son but est avant tout la conquête de places de pouvoir, non ?
On peut le dire. L’enjeu n’est pas la conquête de l’égalité et de plus de justice, mais le renversement de la « domination ». Pour un monde purifié des ennemis de genre (et traîtres collabos).
Pourquoi ce féminisme délirant s’est-il imposé aussi vite ? Et d’ailleurs, jusqu’à quel point a-t-il selon vous gagné les cœurs et les esprits ? N’est-il pas le combat de minorités agissantes ? Sommes-nous trop optimistes quand nous pensons que la France résiste mieux que les autres ?
Échec de transmission. Et tabula rasa propre aux révolutions qui se veulent totales. Je ne crois pas que la France résiste mieux, le syndrome des tricoteuses y est endémique. Et je vois croître, dans ma clinique, la paranoïa sexuelle. L’hégémonie culturelle – et #Metoo semble l’avoir gagnée – est le fait, Gramsci l’a très bien dit, de minorités agissantes.
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