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Le viol verbal

Les mots grivois sont devenus de nouveaux blasphèmes


Le viol verbal
Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste © Hannah Assouline

Poètes et blagueurs grivois ont toujours été inspirés par les femmes. Intolérable pour les néofeministes qui traquent le « patriarcat systémique ». Au mépris de la langue et du sexe, ces pauvres Amazones sont en croisade contre toute connotation sexuelle. Cette surveillance de la langue est l’apanage des régimes totalitaires.


Je vous le dis, « les femmes flairent un phallus en l’air à plus de dix kilomètres, et se demandent, Comment a-t-il pu me voir celui-là ? ». Encore une insanité de Gérard Depardieu ? Raté ! Le délinquant est Samuel Beckett, prix Nobel de littérature. Mais que font les préposés à la traque de l’« outrage aux mœurs », « personnes convenables et correctes » dévouées, pour la rééducation des foules, à la mission sacrée qui consiste à purifier la langue des « mots de gueule », comme disait ce saligaud de François Rabelais, et à cette fin de « couper en quatre les cheveux – ou les poils pubiens » ! Ouh là là ! Les « poils pubiens »… (Beckett, encore, merde alors !) Avez-vous bien lu (avant de vous évanouir) ? Enfer et damnation !

Édition originale des Sonnets luxurieux du poète toscan Pierre l’Arétin, illustrée par Giulio Romano et publiée à Venise vers 1527 © Christie’s Images/Bridgeman Images

Unsafe space

« Je te salue ô vermeillette fente, / Qui vivement entre tes flancs reluis : […] Ô petit trou, trou mignard, trou velu, / D’un poil folet mollement crespelu, / Qui à ton gré dompte les plus rebelles, / Tous verts galants devoient pour t’honorer / A beaux genoux te venir adorer, /Tenans au poin leurs flambantes chandelles. »

Et Ronsard, maintenant ! Les ligues de vertu d’agrégatives soucieuses du safe space des âmes pures nous avaient pourtant avertis : un suppôt de la « culture du viol ». Ne parlons pas de Mozart, et de ses plaisanteries sexo-scatologiques, démontrant sans équivoque que le compositeur de Cosi fan tutte était en réalité une sorte de « monstre » aux pieds de bouc.

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En prose, ou en vers, en argot qui fait pincer le nez, le sexe dans la langue, exit ! Délit de gros mot – c’est-à-dire de mot sexuel : c’est la nouvelle tendance du moment « féministe ». Avec bien sûr de subtils distinguos établis soigneusement par les services compétents de la plateforme YouTube. Ainsi a-t-on récemment appris, le 8 mars (!) 2023, que les mots « modérément » grossiers « tels que “salope”, “con”, “connard” et “merde” », et en anglais « “bitch”, “asshole”, “shit”, et même “fuck” »,ainsi que « la plupart des termes vulgaires utilisés dans du contenu vidéo musical ou une séquence de stand-up peuvent générer des revenus publicitaires ». Business is business. Ainsi quelques… « accommodements raisonnables » ne sont pas à bouder… Sont en revanche proscrits les mots « très grossiers », comme « putain » (en anglais, bizarrement, l’équivalent est permis, un haut gradé de la police de la langue pourrait, on l’espère, éclaircir ce mystère), « dans les sept premières secondes de la vidéo, dans le titre, dans l’image de couverture de la vidéo ou trop fréquemment, sous peine de ne pouvoir tirer aucun revenu de son contenu ».

Tout cela pourrait n’être que risible. C’est en réalité profondément sinistre. À plus d’un titre. Seuls les régimes totalitaires ont instauré pareille surveillance de l’usage de la langue. « L’esprit sain pue la connerie » : pour ce fragment d’une plaisanterie, le héros du roman de Milan Kundera du même titre se verra précipité dans la fosse aux ennemis du peuple. S’agissant des milices du Metoo-féminisme (dont la conception de l’obscénité peut laisser songeur, l’une des générales de l’armée en marche contre le « patriarcat systémique » n’ayant pas rechigné, par exemple, dans un ouvrage de référence de la campagne en cours depuis quelques années, à fournir les mensurations de la bite de son « violeur », détail indispensable et tout à fait passionnant pour les lecteurs bien sûr ; et toutes jouissent sans entraves des lapidations vertueuses qu’elles orchestrent sur les plateaux télé), cette croisade contre le langage prend avant tout pour cible les mots ou blagues « à connotation sexuelle » selon les termes du catéchisme en vigueur. C’est que dans le dogme du « continuum des violences sexistes et sexuelles », ce registre verbal est nécessairement l’antichambre du viol. Voire l’équivalent d’une preuve, si une accusation vise le coupable de mots cochons. Un langage peu châtié (pas bien châtré) est la signature du « porc » – du « prédateur ». Peu importe qu’il ne soit nullement rare d’entendre des gamines s’exclamer : « je m’en bats les couilles ! » (mais oui !), ou que bien des conversations entre filles sur les garçons soient d’une crudité à faire rougir un corps de garde. Officiellement, ça n’existe pas. Ou alors ce n’est rien. Ce qui, soit dit en passant, est profondément sexiste : désactivés, les mots grossiers proférés par des filles, ou des femmes – sauf s’il s’agit d’accuser ? Quand voudra-t-on enfin comprendre que ce féminisme victimaire foncièrement éradicateur témoigne en réalité d’un immense mépris pour les femmes ?

Une affaire de langue

En prononçant des gros mots, les oppresseurs de genre (comprendre : les hommes) violenteraient les proies systémiques (les femmes, « silenciées » bien sûr), les traumatisant gravement. Vraiment ? Et démontreraient par là même leur nature violeuse. Étrange conception de la preuve en matière d’infraction sexuelle, fondée sur une figure de l’aveu que ne renieraient pas les tribunaux de l’Inquisition. Le « blasphème » (ou ce qui est pris pour tel) vous signale d’office comme suppôt de Satan.

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En tout état de cause, cette triste détestation de la langue et du sexe, particulièrement lorsqu’il est question du plaisir – les propos donnés pour horrifiques de Gérard Depardieu n’évoquent rien d’autre, l’a-t-on remarqué ? cela sans l’ombre d’un fantasme de cruauté ou d’humiliation envers les femmes –, s’accompagne d’une certaine inaptitude à user de la langue.

Ainsi un tag récent est-il ainsi rédigé : « Darmanin une pipe contre un service ». Il n’est pas écrit : « Darmanin une pipe pour un service », ou « Darmanin un service contre une pipe ».

Petit exercice de lecture : la formulation du tag induit un rapport prostitutionnel : « je te fais une pipe, en échange tu me rends service ». Pourquoi pas (même s’il est vrai qu’aujourd’hui, les clients sont pénalisés) ? Les formulations alternatives, au contraire, signaleraient un abus de pouvoir – éventuel, car nulle n’est obligée d’accepter pareil deal : « je te rends service, mais en échange tu me fais une pipe ».

Quel dommage de ne pas aimer la langue, dans tous ses états…

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philosophe et psychanalyste

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