Le Polonais Ryszard Legutko soutient une thèse dérangeante mais qui a connu bien peu d’échos dans son essai The Demon in democracy: totalitarian temptations in free societies… Michèle Tribalat l’a lu.
Ryszard Legutko est un professeur de philosophie polonais. Député européen, membre du PIS (Droit et justice), il est coprésident depuis 2017 du groupe des Conservateurs réformistes européens. En 2016, il a publié un livre très dérangeant qui explore les similarités entre le communisme et la démocratie libérale telle qu’elle a évolué au cours des dernières décennies. Ce livre nous éclaire sur les sources de la singularité des anciens pays communistes et des incompréhensions qu’elle génère à l’intérieur de l’UE.
L’UE représente l’esprit de la démocratie-libérale dans sa version la plus dégénérée
Ryszard Legutko, lors de ses séjours à l’Ouest dans les années 1970, avait été troublé par l’empathie des Occidentaux envers le communisme et leur hostilité aux anti-communistes. Les démocrates-libéraux d’alors partageaient-ils des principes et des idéaux avec les communistes ? Cette idée lui revint en tête dans la Pologne post-communiste.
There is no alternative
Si Ryszard Legutko voit bien les différences fondamentales entre les deux systèmes, il s’interroge sur les similarités difficiles à ignorer. Comme le système communiste, la démocratie libérale a un projet modernisateur qui amène à voir le monde comme l’objet d’un travail technique novateur. Mais, en démocratie libérale, les gardiens officiels de la doctrine n’existent pas et si elle perdure c’est par l’adhésion des gens eux-mêmes. La démocratie-libérale, comme le communisme, est censée être le stade ultime de l’histoire de la transformation politique et est perçue comme n’ayant pas d’alternatives. Par leur caractère ultime, les deux systèmes constituent des utopies.
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De la formule de Churchill en 1947, on a généralement retenu que la démocratie était le meilleur des régimes, dont les défauts seraient surmontés par plus de démocratie. Cette affirmation rappelle celle selon laquelle les défauts du socialisme seraient corrigés par plus de socialisme.
Après la révolution des années 1960, les Européens changèrent leur perception des politiques démocratiques pour se convaincre qu’elles se confondaient avec la modernisation, le progrès, le pluralisme, la tolérance et autres buts sacrés. L’UE représente l’esprit de la démocratie-libérale dans sa version la plus dégénérée, sans mécanisme clair de transmission du pouvoir et sans voie institutionnelle pour des électeurs qui voudraient changer sa direction politique, écrit Richard Legutko.
Emancipation des femmes et dictature du prolétariat
Si la politisation de la société s’est développée autrement qu’en régime communiste elle a eu des effets similaires sur les communautés traditionnelles. Les anciens liens communautaires doivent être remplacés par des liens plus modernes. Ainsi, dans le féminisme moderne, les femmes sont définies comme un équivalent assez proche du prolétariat chez Marx. Elles sont censées former un groupe politique transnational dont la seule raison d’être est l’émancipation générale et la libération de toutes les chaînes imposées par les hommes dans l’histoire.
L’homme idéologique est à la fois complètement suspicieux et absolument enthousiaste, dans un état constant de mobilisation
Le multiculturalisme pousse la politisation des sociétés démocrates-libérales encore plus loin, avec une tendance à l’homogénéisation du monde moderne, dissimulée derrière une rhétorique de la diversité culturelle. Comme son camarade communiste, le démocrate-libéral a politisé la vie privée, jusqu’au sexe.
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Même intrusion profonde dans la vie des citoyens. Toutes les pensées et modes d’expression évoluent dans le même cercle de clichés, slogans, anathèmes, arguments, dont on ne sort qu’à son détriment. Des universités, les excentriques inséparables de la tradition académique ont disparu.
Méfiance et dogmatisme
Tout est, par définition, politique et rien n’est trivial. On retrouve en démocratie-libérale le même travers que dans le communisme : traiter comme systémique ce qui est secondaire.
L’idéologie est une structure mentale qui combine deux traits contradictoires, écrit Ryszard Legutko : une méfiance extrême et un dogmatisme aveugle. L’homme idéologique est à la fois complètement suspicieux et absolument enthousiaste, dans un état constant de mobilisation.
Si, en régime communiste, un réactionnaire qui se défendait ne faisait qu’aggraver son cas, c’est aussi souvent le cas en démocratie-libérale. Un opposant qui soutient son point de vue reçoit des bordées d’insultes et est banni de la discussion publique. La stratégie de la prudence, dans les deux systèmes, consiste à réciter ce qu’on attend de vous avant de proférer quelque chose d’un peu téméraire. En démocratie-libérale, le degré de liberté est plus grand et les conséquences moins létales. Mais, dans les deux cas, la discipline linguistique est le premier test de loyauté à l’orthodoxie.
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Dans les sociétés fondées sur l’idéologie, il ne peut pas y avoir de loyauté divisée : « La correction idéologique est comme une pilule qui, une fois qu’elle est prise par le patient, améliore tellement son état physique qu’il lui faut réagir correctement quels que soient les circonstances et les problèmes rencontrés » (p. 138).
Le succès de Solidarńosc ne doit pas qu’à l’envie de démocratie libérale
La chute du communisme n’a pas peu fait pour rendre attractive la démocratie-libérale. Le malentendu en Europe vient de ce qu’à l’Ouest on a attendu un alignement sur l’orthodoxie démocrate-libérale quand les dissidents de l’Est, pour beaucoup, visaient le multipartisme et les élections libres. Ils luttaient pour une démocratie à l’ancienne, pour le patriotisme, la vérité, la justice et la loyauté vis-à-vis des traditions nationales et religieuses. Le succès de Solidarńosc n’aurait pas été possible sans le patriotisme et la ferveur religieuse. Pour les Polonais, la liberté c’était de ne pas avoir un gouvernement qui soumettrait les institutions, les lois, les normes et les mœurs sociales à une ingénierie aveugle, comme ils l’avaient expérimenté sous le communisme.
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Dans l’empire soviétique, beaucoup de gens pensaient qu’après le communisme la fabrique sociale serait restaurée, les gouvernements élus librement ayant à cœur de libérer un espace pour l’accomplissement de l’homme, lequel pourrait à nouveau se consacrer à des buts nobles que le régime précédent avait abaissés. Au lieu de cela, écrit Ryszard Legutko, ils eurent droit à l’invasion de nouveaux barbares, produits d’un Occident qui s’est, à un moment, retourné contre sa propre culture. « La médiocrité du système communiste fut préculturelle, celle de la démocratie-libérale est postculturelle » (p. 179). Ryszard Legutko craint que, sans compétiteur vigoureux, la démocratie-libérale finisse par régner, comme un tyran sur les aspirations humaines. Il se demande si un renouveau est possible et si le christianisme pourrait l’incarner par temps de sécularisation croissante…
Pauvres de nous
Contrairement à ce que beaucoup pensent, le monde démocrate-libéral moderne n’est donc pas si différent de celui rêvé par l’homme communiste. L’homme démocrate-libéral, lui non plus, n’est guère troublé par les stéréotypes qui nourrissent ses pensées, la politisation croissante de la vie sociale, le triomphe de la médiocrité et, si l’idée effleure son esprit, il se convainc vite de l’impossibilité de tout changement, sauf pour le pire.
Peut-être, écrit Ryszard Legutko, finirons-nous, ainsi par accomplir ce que les communistes avaient planifié: “the regime man”. Peut-être aussi sommes nous arrivés à un stade où l’homme moderne reconnaît la vérité basique de sa condition et s’en satisfait. Preuve pour certains que l’homme a fini par accepter sa nature quand pour d’autres ce sera la confirmation de son invétérée médiocrité.
>>> Retrouvez la version longue de cet article de Michèle Tribalat sur son blog <<<
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