Rwanda : Un criminel nommé Kagamé


Rwanda : Un criminel nommé Kagamé

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Que retenir des analyses et commentaires entendus lors de la commémoration du 20e anniversaire du génocide du Rwanda ? Qu’il fut le « génocide des voisins », que la France en fut un acteur primordial, que sa longue planification fut connue de tous et délibérément ignorée, enfin que le président Kagamé, sauveur du peuple tutsi, s’est attelé avec succès à la tâche de réconcilier les Rwandais et de moderniser son pays. Je tenterai de montrer ici qu’il ne s’agit là que de vérités partielles dont la somme constitue un mensonge intéressé, servant la propagande d’un régime dictatorial.

En criminalisant la quasi-totalité des Rwandais hutu, et la France derrière eux, en se présentant comme la voix des suppliciés, le régime rwandais cherche à dissimuler les crimes de masse dont il est lui-même coupable, au Rwanda comme en République démocratique du Congo. Les centaines de milliers de morts qui lui sont imputables le placent parmi les pires régimes de terreur de l’Afrique contemporaine. Seul le président du Soudan, Omar El-Béchir, le surpasse dans ce domaine. Mais on trouvera peu de gens en France pour vanter les mérites de celui-ci, tandis qu’on se bouscule pour relayer le discours de celui-là. S’il est politiquement et moralement juste de distinguer entre un génocide et des massacres, il est choquant d’enfouir dans l’oubli, comme s’il s’agissait d’un négligeable dommage collatéral, les centaines de milliers de vies détruites sous l’autorité du nouveau régime rwandais. Ce fut pourtant, au Rwanda bien sûr et dans une large mesure en France, la tonalité dominante de cette commémoration.[access capability= »lire_inedits »]

La veille des cérémonies inaugurales, le président rwandais dénonçait, dans une interview, le « rôle direct de Paris dans la préparation politique du génocide », et la « participation de [la France] à son exécution même ». En réaction à cette déclaration, la France annulait la présence de Christiane Taubira à Kigali, incident diplomatique que le président rwandais allait prolonger en déclarant l’ambassadeur de France persona non grata aux cérémonies de commémoration. Dans son discours d’ouverture, Paul Kagamé accusa sans la nommer la France d’être « complice, certes », mais aussi « acteur » des massacres, ponctuant cette accusation d’un « les faits sont têtus » dit en français pour mieux indiquer à qui il s’adressait. En 2004, dans les mêmes circonstances, dirigeant son regard vers Renaud Muselier, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Kagamé avait accusé les Français d’avoir « l’audace de rester là sans s’excuser », alors même qu’ils avaient « sciemment entraîné et armé les troupes gouvernementales et les milices qui allaient commettre un génocide, et [qu’] ils savaient qu’elles allaient commettre un génocide ». Ces accusations ne sont donc pas nouvelles, mais elles semblent gagner en gravité avec le temps, puisque, de complice, la France est passée au statut d’« auteur », selon le président Kagamé, une escalade en rapport étroit avec sa propre mise en cause dans l’attentat contre l’avion présidentiel.

En mars 2004, Kigali avait rompu les relations diplomatiques avec Paris à la suite de la fuite dans Le Monde de l’ordonnance du juge Bruguière qui fait de Paul Kagamé le commanditaire de l’attentat du 6 avril 1994 contre le président Habyarimana. Ce juge de la section anti-terroriste du parquet de Paris avait ouvert, en 1998, une enquête sur plainte des familles de l’équipage français de l’avion. Le gouvernement rwandais avait alors rétorqué par la mise en place d’une commission « indépendante » chargée de rassembler les preuves de l’implication de la France dans le génocide. Dans son rapport remis en août 2008, cette commission incriminait gravement la France, dont les soldats étaient accusés non seulement d’avoir entraîné les milices génocidaires, mais aussi et surtout d’avoir pris part directement aux massacres ainsi que d’avoir violé des rescapées tutsi. D’après son président, la commission disposait des « preuves permettant de déférer de hauts responsables français devant la justice internationale ». La charge était lourde. Elle n’avait cependant pas empêché les deux pays de reprendre leurs relations diplomatiques en 2008, sous l’égide de Bernard Kouchner, après que celui-ci eut pris ses distances avec le juge Bruguière en exonérant publiquement le président Kagamé de toute implication dans l’attentat du 6 avril.

À ce jour, nul n’est en mesure d’en nommer avec certitude les auteurs, et l’on doit s’en remettre à l’enquête du juge Trévidic, successeur de Bruguière, qui n’a pas encore rendu ses conclusions. Bien que le juge ne se soit pas exprimé et que son rapport ne soit pas public, on a pu lire dans la presse qu’il inversait les conclusions de son prédécesseur en dirigeant ses investigations vers des militaires des Forces armées rwandaises (FAR) de l’ancien régime ami de la France. « Irréfutable », titrait Libération le 12 janvier 2012, tandis que Le Monde prenait acte d’une « vérité à la portée historique et diplomatique », suite au déplacement sur le terrain du juge Trévidic afin d’y conduire une expertise balistique et acoustique. Deux ans plus tard, cette « vérité » n’est en réalité toujours pas établie, si ce n’est pour les avocats de Paul Kagamé. On relèvera que, dix-sept ans après les faits, il était peu probable que subsistent des traces matérielles permettant de reconstituer la trajectoire des deux missiles tirés contre l’avion. De même, l’expertise acoustique, qui devait permettre de confirmer l’origine du tir, fait appel à des souvenirs anciens dont la valeur probante est si discutable qu’elle n’a toujours pas permis de conclure et devait faire l’objet d’une contre-expertise. Ajoutons que les témoins désignant la caserne des FAR comme origine des tirs avaient été choisis par les autorités et qu’il est extrêmement dangereux, au Rwanda, d’exprimer des vues contraires à la vérité officielle. S’il n’est pas possible de se prononcer avec certitude sur l’une ou l’autre des deux versions, il faut noter que se multiplient depuis plusieurs années les déclarations d’anciens du Front patriotique rwandais (FPR), le parti de Paul Kagamé, accusant celui-ci d’être le commanditaire de l’attentat, plusieurs d’entre eux ayant été ultérieurement assassinés par le régime. Le dernier en date, Patrick Karegeya, ancien chef des renseignements extérieurs, a été tué en Afrique du Sud le 1er janvier, assassinat non revendiqué mais approuvé publiquement par le président rwandais. Celui-ci, par ailleurs, s’est opposé à toute enquête internationale sur l’attentat du 6 avril, y compris de la part du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Envisager l’implication du FPR dans l’attentat du 6 avril ne relève donc pas d’une volonté négationniste d’inverser les responsabilités, mais d’une recherche raisonnable de la vérité. En déclarant, afin de lever tout soupçon sur le FPR, qu’il refusait de « cautionner cette vision simpliste et infamante qui fait des Tutsi les responsables de leur propre malheur », Bernard Kouchner reprenait à son compte la rhétorique d’intimidation morale utilisée par le FPR et érigeait celui-ci en représentant des victimes du génocide. Assurément, le FPR a gagné la guerre et mis fin au génocide en triomphant militairement de ses ennemis, mais il n’est pas plus habilité à parler au nom des Tutsi que les Soviétiques libérateurs d’Auschwitz ne l’étaient à s’exprimer au nom des juifs.

Quels que soient les auteurs de l’attentat du 6 avril, « Hutu Power » ou FPR, c’est le même objectif qui était recherché, à savoir la radicalisation du conflit en cours afin d’obtenir une victoire totale. Le président Habyarimana, lui-même arrivé au pouvoir en 1975 par un coup d’État, pouvait se targuer de réussites économiques – depuis un faible endettement et un équilibre budgétaire jusqu’à une relative autosuffisance alimentaire – qui valaient au Rwanda des années 1980 une réputation flatteuse auprès des institutions financières internationales comme auprès des ONG. À la tête d’un parti-État, le MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement), qui réalisait des scores électoraux nord-coréens, il dut s’engager au début des années 1990 dans une politique de relative ouverture, tant sous la pression  internationale que sous celle d’une crise politique interne due à la dégradation de la situation économique du pays. Sécheresse, baisse des cours mondiaux du café, retrait de grands projets de développement contribuèrent conjointement à un appauvrissement dramatique de la paysannerie, entraînant disette, voire famine, et ébranlant les assises du pouvoir. En réponse au mécontentement populaire, Habyarimana annonça, en juillet 1990, des mesures d’ouverture auxquelles le FPR, formé au cours des années 1980 dans les camps de réfugiés d’Ouganda, répliqua par une offensive militaire. Composé notamment d’hommes ayant combattu au sein de la National Resistance Army qui porta au pouvoir le président Museweni en Ouganda, formé et équipé par l’armée ougandaise et les États-Unis, le FPR était une force militaire sérieuse. Alors que le pays basculait dans la guerre civile, François Mitterrand décida de protéger militairement le régime en place, en continuité avec la traditionnelle politique française de « stabilité »  ̶  autrement dit de défense des « régimes amis » ̶ par l’envoi d’une force armée, l’opération « Noroît », qui stoppa l’avancée des rebelles. Des troupes belges et zaïroises étaient également engagées. Loin de bloquer le processus politique engagé, cependant, la guerre eut pour effet de l’accélérer, avec l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1991, l’amnistie et la libération d’opposants, la création de nouveaux partis et de journaux, la mise en place en 1992 d’un gouvernement multipartite et d’un premier ministre d’opposition. Dans l’impossibilité de participer au jeu politique interne, le FPR se lança dans une stratégie de déstabilisation, faite d’attentats et d’assassinats de personnalités politiques tandis que se multipliaient attaques et provocations à l’encontre des Tutsi de l’intérieur. La mobilisation ethnique orchestrée par une partie des élites politiques rwandaises, alors que ce clivage avait jusqu’alors peu de prise sur la population paysanne, fournissait un dérivatif aux tensions économiques et sociales. Le journal Kangura, fondé en 1990, mais surtout la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM), créée en 1993, attisaient la peur et la haine tandis que des milices étaient constituées. C’est cette montée aux extrêmes qu’il s’agissait de contrer avec les accords d’Arusha, négociés entre juillet 1992 et août 1993 sous l’égide de la France, fixant les termes d’un partage du pouvoir que devaient sanctionner des élections libres. Bien que partie prenante à ces accords, le FPR lança, en février 1993, une nouvelle offensive, stoppée par les Français aux abords de Kigali. Les accords furent néanmoins paraphés en août, permettant à la France de se retirer en décembre pour laisser place à un contingent de casques bleus, la Minuar (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda).  Depuis 1990, chacune de ces offensives était suivie d’importants mouvements de populations fuyant les exactions du FPR tandis que s’installait une logique de représailles aveugles à l’encontre des Tutsi de l’intérieur, considérés comme complices dans un climat de bipolarisation croissante. On estime que plus d’un million de personnes, soit 1/6e de la population, étaient déplacées à l’intérieur du pays, certaines dans des camps, d’autres abritées par des particuliers. Dans ce contexte d’extrêmes tensions, l’attentat du 6 avril ne pouvait qu’accélérer l’escalade de la violence, ouvrant une nouvelle phase de la guerre en cours. Le FPR déclenchait une offensive générale tandis que le clan présidentiel décapité se réorganisait et que commençaient à Kigali des tueries systématiques de Tutsi et d’opposants.

Vu de France, le régime Habyarimana pouvait à bon droit être considéré comme en voie de démocratisation, engagé dans un processus d’ouverture et de compromis avec les différentes composantes de l’opposition. Les signaux ne manquaient pas, cependant, qui auraient pu alerter les responsables mais, aux yeux de Paris, le processus d’Arusha devait permettre de marginaliser les extrémistes, qui ne contrôlaient à ce moment ni le gouvernement, ni l’état-major, ni le Parlement. La disparition du président Habyarimana leur laissa le champ libre. Défendable jusqu’à ce 6 avril 1994, c’est par la suite que la politique française devient coupable. Le soutien apporté au gouvernement intérimaire composé de radicaux et de partisans ouverts de l’élimination des Tutsi et de leurs complices – ils ont immédiatement, parmi bien d’autres crimes, assassiné trois ministres hutu – témoigne d’un aveuglement au scénario terrifiant qui se trame alors. S’il est vrai qu’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, fut parmi les premiers, après le pape Jean Paul II, à prononcer le mot « génocide » (le 15 mai, à la sortie d’un conseil des ministres de l’UE), la politique de la France n’en fut pas pour autant infléchie. Notons que quinze jours auparavant, le 30 avril, les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient refusé l’utilisation du mot dans une résolution condamnant les massacres. Washington craignait d’être poussé à intervenir, quelques semaines seulement après le retrait peu glorieux de Somalie, où 27 GI avaient laissé leur vie. C’est également le souvenir du fiasco des opérations d’imposition de la paix en Somalie qui avait présidé à la décision de retrait de la Minuar par le Conseil de sécurité le 22 avril. Il est peu probable que son maintien aurait empêché les massacres, mais son départ fut reçu comme un signal positif par le « Hutu Power » comme par ceux qui, côté FPR, cherchaient la victoire militaire et la saisie du pouvoir sans partage.

Plus engagée dans la politique rwandaise que les autres membres du Conseil de sécurité, la France y avait pris plus de responsabilités. C’est pourquoi son refus de condamner publiquement et fortement le gouvernement génocidaire, avec lequel elle resta en contact tout au long de la guerre, incarne le plus nettement la coupable neutralité dont le monde fit preuve face au génocide. Déployée à la fin du mois de juin, en pleine déroute des FAR et du « Hutu Power », l’opération « Turquoise » demeure la cible de virulentes critiques, dont celle, infamante, d’avoir prêté la main aux tueurs. On ne s’y attardera pas : il ne s’agit là que de la plus grossière propagande orchestrée par la présidence rwandaise, et l’on rappellera que 10 000 personnes, condamnées à court terme à être assassinées, lui doivent la vie. Le travail considérable réalisé par la mission d’information parlementaire que présidait Paul Quilès a permis d’éclairer, pour partie au moins, les décisions gouvernementales et le rôle des militaires français. Ses conclusions ne sont, bien entendu, pas le fin mot de l’histoire, mais elles ne méritent pas les mauvais procès en incompétence ou complaisance qui lui ont été faits.

L’ouverture complète des archives, pas seulement en France mais aussi au Rwanda, aux États-Unis, à l’ONU, fera avancer la connaissance. Les documents du Tribunal d’Arusha ont fourni un précieux matériau aux chercheurs, de même que d’autres procès tenus en Belgique et en France, le génocide du Rwanda étant le crime de masse le plus « judiciarisé » de l’Histoire. Toutefois les centaines de milliers de victimes du FPR, tuées avant, pendant et après la période du génocide ont été délibérément ignorées par la justice, sous la pression de Paul Kagamé et de l’administration américaine. Plus encore, ces morts-là sont méthodiquement effacées de la mémoire collective au point que rappeler publiquement leur existence expose paradoxalement à l’accusation de négationnisme. D’une coupable neutralité face à un génocide, on est passé à une non moins coupable hémiplégie morale.[/access]

*Photo: Soleil

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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Rony Brauman est médecin, diplômé en épidémiologie et médecine tropicale. Il a été président de Médecins sans Frontière jusqu'en 1994.

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