Écrit il y a près de quatre ans en marge d’un livre informé et crédible sur le drame rwandais, ce texte n’a pas été publié alors. L’actualité incite à le sortir des archives parce qu’il répond à la nécessité d’élargir notre attention au-delà de ce que désignent les accusations, justifiées ou non, de M. Kagame.
Spécialiste de la région des Grands Lacs africains, André Guichaoua était à Kigali au moment du génocide, où il a sauvé des enfants dont la mère (auparavant Premier ministre) venait d’être assassinée. Expert auprès du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), il a publié ou dirigé plusieurs études sur les dynamiques qui ont affecté la région. Il semble occuper une situation à part chez les spécialistes du Rwanda, les collègues ne le citant guère. En juillet 2010, il publie une somme, 600 pages serrées accompagnées, pour les acharnés, de 134 annexes accessibles sur internet. Cela s’intitule Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994[1. La Découverte, 2010.] .D’emblée ce titre et ce sous titre rompent avec la vulgate dominante, celle que défend le pouvoir FPR et qui associe deux dogmes : 1° la préparation du génocide n’a pas commencé en 1990 (date de l’attaque du FPR sur le territoire du Rwanda à partir de l’Ouganda), mais en 1959 avec l’installation d’un pouvoir se réclamant de la majorité hutu et les premiers massacres de Tutsis ; 2° Il n’y a pas eu « des » politiques criminelles, mais une seule, la même sous Kaybanda puis sous Habyarimana et ses successeurs, qui n’a cessé d’être raciste, « militaro-fasciste » et qui a débouché sur la boucherie de 94.
Dans Esprit[2. Mai 2010.], Jean-Pierre Chrétien présente clairement le schéma idéologico-historique à quoi s’identifie le pouvoir en place au Rwanda. Au départ, il y a la colonisation, allemande puis belge qui (surtout la seconde) a répandu et institutionnalisé une interprétation ethnique et même raciale (Bantous vs Hamites) de la dualité rwandaise (Hutus/Tutsis) en réalité plutôt sociale, moins rigide et inégalitaire que ne l’ont prétendu les colonisateurs. Répandu par les administrations et surtout les misions catholiques, ce schéma attribuait aux Tutsis un sentiment de supériorité raciale, conforme à « l’idéologie qui avait été plaquée sur eux » (J-P. C.). Il a subsisté après l’indépendance tout en étant lu de manière inverse, justifiant désormais non pas le pouvoir de l’aristocratie mais celui de la masse paysanne, avec les pires conséquences. Le régime actuel se prétend la négation radicale de cela. Jetant l’opprobre sur l’histoire antérieure et cultivant la vigilance « anti négationniste », il prétend construire un nouveau pays, unanime cette fois, qui, par delà la funeste période coloniale prolongée par les deux républiques dominées par les Hutus, rejoindrait l’ancien royaume. Ceci engendre, dit Jean-Pierre Chrétien, une « peur de l’histoire à Kigali », tant ce schéma historiographique se révèle rigide et irréaliste, traduisant en fait la contradiction qu’il y a à vouloir fonder l’unité du peuple sur la mémoire sans cesse rappelée d’une division atroce, division que l’idéologie du régime absolutise tout en affirmant de cette manière construire une unanimité. Ce qui le met en position de rééducateur dictatorial du peuple dont il se réclame. D’où, dit JPC, « l’ambiance policière qui règne au Rwanda », situation vécue par beaucoup « comme intenable ».
C’est sur ce fond qu’intervient André Guichaoua, montrant que le régime de Paul Kagame est un éducateur non seulement autoritaire mais abusif, qui s’enferme dans une vue des événements simpliste pour dissimuler ses responsabilités et justifier le rôle qu’il s’attribue. De la somme touffue de Guichaoua, on peut tirer des propositions éclairantes, qu’il justifie précisément.
1° Le drame rwandais est celui d’une démocratisation manquée. Le régime issu, en 1973, du coup d’Etat du général Habyarimana a d’abord essayé de surmonter les divisions sanglantes de la période de l’indépendance. Il a prétendu le faire en instaurant un régime de parti unique et unanime (adhésion automatique de tous) et multiethnique, avec des quotas, qui ont contribué à ethniciser les mentalités. La sortie de ce système à partir de 1990 n’a jamais débouché sur une démocratie, on s’est contenté d’un pluralisme souvent manipulé et pervers, d’une répartition des postes entre clans familiaux et régionaux selon les rapports de force et les alliances conjoncturelles, sans qu’intervienne jamais pour les départager une élection libre et ouverte. D’où une décomposition du pouvoir, des rivalités de plus en plus violentes, la multiplication des meurtres, la formation de milices au sein des partis et l’appel aux frustrations et divisions anciennes qu’on exaspère et à la fin l’ethnicisation des passions politiques. En l’absence de vrai programme en effet, chacun a de plus en plus cherché à incarner le « peuple majoritaire » (hutu) apparu à la chute de la monarchie. « L’ouverture politique, dit Guichaoua, instaura une forme exacerbée de compétition politique autour des antagonismes anciens redoublés par la polarisation ethnique.» (p.110) Ainsi, dans les années 90, le pays a vu le constant affaiblissement de ceux qui voulaient mettre en place le multipartisme, ceci dit A.G, par l’effet « d’un long travail solidaire de désintégration et de reprise en mains … par la mouvance présidentielle d’un côté et le FPR de l’autre. »(p.165)
2° En effet, le FPR porte une grande part de responsabilité dans cet échec de la démocratie par la manière dont il a mis au centre la question des réfugiés. Les violences rwandaises et aussi les violences burundaises (massacre de 100.000 Hutus en 1972, assassinat du premier président hutu élu en 1993) ont eu pour effet, outre la peur répandue, l’installation aux frontières de nombreux réfugiés. Mais les Tutsis installés en Ouganda après 1959, ceux qui ont formé le FPR, sont un cas particulier. Parce qu’ils avaient activement participé à la guérilla qui a renversé Oboté en 1986, le nouveau président, Yoveri Museweni, les a soutenus quand ils ont entrepris à partir de leur base ougandaise, la reconquête de leur pays d’origine. AG insiste sur les effets déstabilisateurs de la stratégie du FPR qui a favorisé la violence et l’emprise des extrémistes. Par son choix d’agir de l’extérieur et surtout son refus constant du compromis, le FPR a contribué à l’échec de la démocratisation. Stratégie que Guichaoua analyse sévèrement : « À cette date (la mi 92) au regard de l’ampleur de la mobilisation populaire en faveur de l’opposition[3. Il s’agit ici de l’opposition interne, celle qui, issue du parti unique, essayait de s’organiser pour que soient mises en œuvre les promesses de démocratie et de pluralisme faites en 1991.], la tenue d’élections multipartites constituait pour [le FPR] le principal verrou à faire sauter. D’une part, parce que le processus électoral consacrait le recentrage sur des enjeux politiques internes et la mise en retrait, du moins provisoire, de la question des réfugiés. D’autre part, parce que le vote tutsi intérieur encore dispersé entre les partis d’opposition, détournait [ces Tutsis] durablement du FPR considéré comme une invasion ougandaise. » (p.115) D’où l’offensive FPR de juin 92 et l’échec le mois suivant des partisans de la réforme politique au congrès tenue par le parti présidentiel (le MRND).
3° Pour Guichaoua, le génocide n’avait rien de fatal, il n’était inscrit d’avance ni dans la mentalité du peuple hutu, ni dans l’idéologie du régime, il a été plutôt l’effet d’une combinaison de stratégies poursuivies chacune aveuglément par des groupes cherchant la suprématie par tous les moyens : stratégie du clan présidentiel, stratégie des militaires hutus du nord, stratégie du FPR… Même en avril 94, après le meurtre du Président, les premiers massacres, ceux qui ont lancé la folle radicalisation des comportements, avaient pour but premier la prise de pouvoir d’un clan du gouvernement contre les partisans du compromis qu’ils éliminent. Le génocide a mobilisé de vieilles passions mais celles-ci ont émergé dans (et grâce à) la confusion politique entretenue et au sentiment d’être menacé qu’elle favorise. Le pire, suggère A.G, pour une société, c’est tout simplement de ne pas se comprendre, de s’abandonner à des fonctionnements à l’aveugle où les passions se dérèglent, perdent toute mesure. Cela contredit l’idéologie actuelle des sciences humaines, pour qui il n’y a pas d’événements, mais seulement de mauvaises pensées qui vont fatalement à leur concrétisation. Cela porte aussi à s’interroger sur ce que nous Français, vivons « à domicile » actuellement : sommes-nous une société qui se comprend elle-même, ou bien fonctionnons-nous à l’aveugle ?
Quant au Rwanda, l’aveuglement a été aussi le fait des gouvernements étrangers impliqués[4. L’analyse des archives Mitterrand par Rafaëlle Maison (Esprit, mai 2010) montre à quels aveuglements on est conduit quand on s’enferme dans une posture étroitement polémique.]. Dela France d’abord, dont l’ambassade à Kigali s’est en avril 94, déshonorée par sa complicité mécanique, routinière, avec ceux qui étaient devenus sa clientèle. Mais les autres « grandes ambassades » ne se sont pas moins montrées attachées chacune à son « poulain », le FPR en ce qui concerne les Américains. « Au cour des premiers jours d’avril [1994], juge Guichaoua, il est fort probable qu’avec un appui déterminé des grandes ambassades, des forces étrangères mobilisées et des forces onusiennes, les personnalités politiques ayant pris leurs distances avec les blocs ethnistes auraient eu un ascendant suffisant pour appeler à la cessation des massacres. » (n.52, p.576)
4° Une des conclusions les plus importantes à tirer de la lecture de ce livre est l’impuissance en l’occurrence de la justice internationale (du TPIR) à produire de la vérité politique. Sous prétexte que ce qu’il doit juger ce sont les responsables du génocide, le Tribunal d’Arusha a constamment refusé de considérer les crimes adjacents, même s’ils font partie du processus qui a conduit à la catastrophe. À Arusha, les juges du siège ont fait preuve d’indépendance, refusant dans leurs jugements la thèse d’un complot de longue main pour préparer le génocide. Mais les procureurs, y compris les vedettes comme Louise Arbour et Carla del Ponte, se sont inclinés devant l’acharnement du pouvoir rwandais à délimiter le champ des investigations. C’est pourquoi un boisseau opaque reste posé sur l’affaire de l’avion d’Habyarimana[5. Boisseau encore plus lourd depuis que Kouchner et Sarkozy ont engagé une politique de réconciliation avec le régime de Kagame.]. C’est pourquoi aussi les massacres de masse du FPR, que ce soit au cours de l’envahissement du Rwanda ou à l’occasion des actions contre les Hutus réfugiés au Congo[6. Les massacres commis au Congo (200 000 victimes) ont été qualifiés de génocide par R. Garrettone, chargé par l’ONU d’une mission d’investigation qui a été interrompue par décision du Conseil de sécurité.] sont ignorés, en fait absous. L’idéologie post-Shoah a fait du génocide un objet juridique à part, décontextualisé, comme sorti de l’histoire. Mais c’est justement cette décontextualisation qui a des effets dans l’histoire. « Depuis 1990, tout ce que le FPR pouvait obtenir par les armes l’a été, la conquête du pouvoir, la caution internationale, une position politique et militaire avantageuse sur le plan régional. Se sont ajoutés, en contrepartie de l’incurie de la communauté internationale face à la tragédie de 1994, des aides financières et techniques d’un volume exceptionnel et une garantie d’impunité incluant l’ensemble des faits de guerre nationaux et régionaux, jusqu’à l’occupation maintenue de l’est dela RDC. » (p.573) De l’absurdité de vouloir isoler de son contexte un crime politique !
D’avoir suivi de près le fonctionnement du TPIR permet aussi à Guichaoua de montrer que les témoins, au moins quand ils résident au Rwanda, sont constamment l’objet de pressions et de manipulations de la part du pouvoir rwandais.
5° L’aveuglement des Occidentaux quand se préparait le pire a tenu à l’étroitesse de perspectives des différents gouvernements. Un autre aveuglement est produit désormais par la mauvaise conscience, l’aveuglement moraliste qui ressasse un discours sur les responsabilités tout en ne cherchant celles-ci que d’un seul côté, en faisant des transpositions très approximatives dela Shoah(hantise du « négationnisme »), qui par crainte de toute « relativisation » écarte des comparaisons qui pourraient être éclairantes. On peut en effet rapprocher les délires qui ont atteint le Rwanda d’autres mouvements survenus à l’entrée dans la démocratie.
Ceux par exemple qui s’indignent que certains Hutus aient évoqué 1789 pour justifier leur cause, devraient se souvenir qu’en réaction à certains thèmes de la « réaction aristocratique » Sieyès a en 1788 suggéré de renvoyer les nobles « dans les forêts de Germanie ». Ils devraient se rappeler aussi que de la Grande peur aux massacres de septembre 1792, la France révolutionnaire à connu, correspondant à la hantise des complots ou du retour des nobles des épisodes des panique accompagnés de déchaînements violents contre ceux que l’on avait sous la main. Ces épisodes le montrent : la « politisation des passions », la rationalisation des rancœurs laissées par les vieilles dominations n’est ni assurée ni spontanée, elle suppose un travail politique difficile.
On peut évoquer également une autre démocratisation sanglante et chaotique, celle qu’a connue le Mexique. Dans un contexte post-colonial, à la sortie d’un paternalisme mis en place par les missions catholiques et prolongé par Porfirio Diaz, ce pays a connu des décennies de guerres révolutionnaires[7. Voir à ce sujet un livre récemment republié : La Révolution mexicaine de Jean Meyer, Taillandier 2010.] pendant lesquelles des élites divisées ont fait s’entre massacrer diverses fractions du peuple. Après quoi s’est installé au pouvoir un « Parti révolutionnaire institutionnel » qui a empêché pendant un bon demi siècle des élections libres et pluralistes, ne passant la main que dans les années 1970.
Une des leçons que suggère la lecture de Guichaoua paraît bien être qu’au lieu de pourchasser les mauvaises pensées, on aurait intérêt à essayer d’identifier les situations dangereuses.
*Photo : Riccardo Gangale/AP/SIPA. AP20911158_000001.
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