À force de fréquenter les bouquinistes, on a empilé les livres depuis des années. Le confinement est l’occasion de les lire ou les relire. Aujourd’hui, Ruth Rendell.
Ceux qui aiment faire les bouquinistes sauront de quoi je parle. On y trouve des livres qu’on n’aurait jamais acheté autrement en se disant : « Ce sera pour plus tard ». Le résultat est qu’ils s’empilent un peu partout, parfois pendant des dizaines d’années au nom du « Ce sera pour plus tard. » Il semble qu’en ces temps de confinement, le « plus tard » soit arrivé. C’est donc ainsi que nous nous sommes décidés à lire Vera va mourir de Ruth Rendell, paru dans les années 80 au Royaume-Uni et dans les années 90 en France, dans la collection Grands Détectives de 10-18 qui a permis de faire découvrir le couple suédois, Sjöwall et Wahlöö, l’italien Scerbanenco, le Juge Ti de Van Gulik ou encore les flics hollandais de Van de Wetering.
Bien plus qu’un roman policier
Quand on lit Vera va mourir on mesure encore une fois l’absurdité des étiquettes. Ruth Rendell, morte en 2015, anoblie par la reine et qui a siégé à la chambre des Lords, certes du côté travailliste, a toujours été classée dans « Les reines du crime » anglaises, héritières d’Agatha Christie et Dorothy Sayers avec son amie PD James ou, aujourd’hui, Frances Fyfield et Minette Walters. Vera va mourir est pourtant, par son ampleur et sa manière de se servir du temps comme révélateur, un roman proprement proustien où une narratrice cherche davantage une confirmation qu’une solution à une énigme qui renvoie aux fêlures de toute une société.
La narratrice, Faith, qui appartient à la upper middle class BCBG, se souvient d’un de ces événements tellement traumatisants qu’on les passe dans les familles sous silence pour des générations. Dans les années 50, la tante de Faith, Vera, a été jugée, condamnée à mort et exécutée, chose rarissime au Royaume-Uni surtout s’agissant d’une femme. Si Faith se souvient, c’est parce qu’un journaliste a l’intention, trente ans après, d’écrire sur cette affaire. Alors Faith fait un retour sur elle-même, sur ce qu’elle a pu comprendre de ce qui s’était passé depuis son enfance, dans cette famille. On voyage ainsi dans l’Angleterre des années 20, puis celle du Blitz et de la seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours. Évidemment, la mémoire ne progresse pas chronologiquement. Ruth Rendell peut ainsi nous balader, à tous les sens du terme, dans une campagne anglaise qui n’a pas changé depuis Thomas Hardy et une société aussi subtilement qu’impitoyablement codifiée et séparée entre classes sociales qui s’ignorent avec une exquise politesse.
Pourquoi Vera a-t-elle fini pendue?
Toute la technique admirable de Ruth Rendell est d’arriver à nous passionner pour ce voyage immobile en jouant d’un dévoilement très progressif de la vérité, en multipliant les fausses pistes psychologiques et les impasses des souvenirs faussés. Pourquoi Vera, cette femme solitaire, pauvre et snob – le pire des mélanges – qui a élevé comme une mère sa demi-sœur Eden d’une beauté ravageuse, s’est retrouvée au bout d’une corde alors qu’on l’imaginait plutôt finir en préparant des scones pour boire le thé en contemplant au mur des encadrements de Beatrix Potter. La réponse surprendra, même le lecteur entrainé à qui on ne la fait pas.
Vera va mourir, l’air de rien, a tout d’un roman total, capable d’appréhender les grands moments historiques de l’Angleterre au vingtième siècle comme les abîmes des psychés puritaines travaillées en profondeur par des névroses sexuelles qui explosent avec une brutalité soudaine avant que le couvercle ne se referme, pour longtemps, voire pour toujours.
On ne s’étonnera pas donc que Vera va mourir s’élève, comme tous les grands livres, à la hauteur du mythe : « Le meurtre déborde sur toute une famille, il imprime par procuration la marque de Caïn sur une douzaine de fronts, et même si ces marques pâlissent en proportion du degré de parenté, elles sont là et elles brûlent dans le cerveau. Une question, une parole lancée par hasard, les remettent au jour de même qu’une écriture invisible apparaît et chatoie quand on l’expose au feu. »
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