L’assaut militaire très URSS school lancé par le Kremlin n’est pas un succès. L’armée russe n’est pas à la hauteur des ambitions de son chef suprême. Failles opérationnelles et erreurs stratégiques pourraient faire revivre à la Russie ce qu’elle a connu en Syrie.
Normalement, les soldats des puissances nucléaires ne s’affrontent pas directement, car tout affrontement direct implique immédiatement une escalade dangereuse vers le seuil d’emploi du feu atomique et personne ne veut de cet emploi. C’est la règle n°1.
Mais pour autant, on peut faire des choses. On peut attaquer l’autre directement sous le seuil de la guerre ouverte par les moyens les plus imaginatifs, civils comme militaires, pourvu qu’on ne tue pas de gens. C’est très ancien, mais on a donné de nouveaux noms à cette forme d’affrontement comme « guerre hybride » ou guerre « grise » ou « sous le seuil ». C’est impropre, la guerre c’est quand on tue ouvertement (le « ouvertement » est important) beaucoup de gens dans un cadre politique, sinon on se trouve en situation de « contestation » pour employer le terme officiel dans les forces armées françaises, ou de « confrontation » si on veut employer un vieux terme historique.
La dissuasion nucléaire: stratégie militaire phare de la guerre froide
On peut aussi aller un peu plus loin en jouant avec la règle. C’est plus dangereux, mais c’est possible. Pendant la guerre froide, il y avait le rideau de fer qui délimitait au cœur de l’Europe les espaces respectifs de l’Alliance atlantique et du pacte de Varsovie. À l’intérieur de chacun de ces deux espaces, il y avait les zones surprotégées par les forces nucléaires nationales – comme la France – à l’intérieur desquelles l’emploi de l’arme nucléaire impliquait la réciproque et donc imposait une retenue. La règle n°1 s’y appliquait et s’y applique toujours strictement.
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Il y avait aussi les espaces, comme la République fédérale d’Allemagne (RFA), protégés par leurs propres forces conventionnelles et l’obligation d’assistance des autres membres de l’Alliance. Une frappe nucléaire dans l’un de ces derniers espaces soulevait alors de très nombreux problèmes, la réciproque ne pouvant être exercée que par un pays tiers qui lui-même s’exposait ainsi à son tour à des frappes de rétorsion. Il fallait par exemple pour les Américains accepter la destruction de Seattle pour venger celle d’Hambourg, ce qui évidemment pouvait donner à réfléchir. C’est dans cet espace de réflexion que l’on pouvait éventuellement manœuvrer.
Un des scénarios les plus courants de l’époque était celui de l’attaque brusquée de la RFA. On prenait comme hypothèse que le groupe d’armées soviétiques en Allemagne pouvait s’emparer de la RFA suffisamment vite, une affaire de quelques jours, pour obtenir une victoire avant que l’on se soit mis d’accord en face pour un usage de l’arme nucléaire. Ce scénario, popularisé par une abondante littérature dont le célèbre Tempête rouge, de Tom Clancy en 1986, paraissait à tous les états-majors comme extrêmement dangereux mais crédible. Trois ans à peine après la publication de Tempête rouge, les cinq « armées combinées » soviétiques se déplaçaient effectivement, mais pour rentrer dans une Union soviétique qui elle-même ne tarderait pas à disparaître. Les dirigeants soviétiques, brutaux mais prudents, n’ont finalement jamais pris le risque de cette attaque brusquée, peut-être conscients aussi que leur outil militaire n’était pas capable de réussir ce coup.
Vladimir Poutine, plus téméraire que les dirigeants soviétiques
Ce scénario très risqué, Vladimir Poutine, vient de le tenter en espérant mettre hors-jeu l’Ukraine avant que l’Occident, jugé faible et divisé, se mette d’accord pour riposter efficacement. Comme nous l’imaginions dans les années 1980, la Russie a lancé ses forces à l’assaut de l’est de l’Ukraine avec l’espoir de percer suffisamment rapidement en profondeur pour atteindre le Dniepr et prendre Kiev en une semaine. Elle espérait ainsi disloquer l’armée ukrainienne, prendre et changer le pouvoir et peut-être partager le pays en deux.
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Pour entrer un peu plus dans le détail, une armée combinée représente entre 10 et 20 groupements tactiques interarmes (GTIA, un mélange de blindés, d’infanterie motorisée et d’artillerie), d’appui d’artillerie ou de soutien logistique. À titre de comparaison, cela correspond à ce que l’armée de terre française est capable de réunir pour une opération de guerre. L’armée russe en a lancé sept autour de l’Ukraine, de Kiev à la Crimée en passant par la frontière est et le Donbass, précédées de troupes héliportées sur les points clés et appuyée par une force aérienne qui devait être maîtresse du ciel.
Bourbier ukrainien
Les choses ne se sont pas passées comme prévu. Après les succès en Crimée, au Donbass et en Syrie, l’armée russe a révélé de nombreuses failles dès lors qu’il fallait agir à très grande échelle. La force aérienne russe n’a pas été aussi maîtresse du ciel que cela, par manque de munitions, de précision pour frapper correctement les bases ukrainiennes et par peur de se faire frapper par ses propres forces terrestres avec qui la coordination est mauvaise. Cela a laissé pendant quelques jours un espace aux avions, drones et missiles qui ont fait des dégâts. Au sol non plus les choses ne se sont pas bien passées. La 36e armée et les parachutistes de la 76e division ont réussi à parvenir très vite au nord de Kiev, mais pour s’apercevoir que la ville serait tenue. La 41e armée de son côté a été stoppée devant la résistance de la première ville après la frontière. Sur la frontière est, la 1ère armée blindée de la Garde et la 20e armée ont été bloquées devant Kharkiv et ont progressé dans un certain désordre ailleurs, le carburant et même les vivres manquants cruellement. Dans le Donbass, les 8e at 49e armées, qui encadrent aussi les milices des républiques autoproclamées, n’ont que peu bougé. Seule la 58e armée a connu le succès en sortant de Crimée pour se projeter sur la côte à l’est et à l’ouest.
Au bout de trois jours de maigre progrès devant une résistance ukrainienne inattendue, la plupart de ces armées ont été mises en pause opérationnelle et la méthode de l’attaque à grande vitesse a été abandonnée au profit d’une concentration des efforts sur les villes de Kiev et de Kharkiv, avec l’emploi de la force de frappe. L’armée russe, c’est d’abord une grande artillerie qui roule et une force de frappe aérienne qui largue des bombes lisses. Place donc au style employé en Syrie, avec tout ce que cela peut impliquer comme violence, dégradation encore de l’image de l’agression russe et stimulation d’une résistance ukrainienne qui prend de plus en plus un tour de guérilla urbaine. Vladimir Poutine escomptait une victoire rapide, synonyme pour lui de drapeaux russes plantés dans toutes les villes à l’est du Dniepr en trois semaines, et voilà une guerre qui s’annonce sans doute beaucoup plus longue. Elle peut même s’avérer interminable si les plantés de drapeau et l’établissement d’un nouveau gouvernement pro-Kremlin ne suffisent pas à faire plier les Ukrainiens.
Les chiens aboient la caravane passe ? Pas cette fois-ci visiblement…
Au niveau international, pas de victoire éclair non plus en plaçant tout le monde devant le fait accompli, et même une réaction internationale allant visiblement bien au-delà de ce qui était attendu. On a assisté à plusieurs miracles comme l’Union européenne décidant de fournir des armes en son nom propre ou plus extraordinaire encore l’Allemagne décidant d’envoyer des armes sans les vendre, d’investir dans son armée ou de mettre de côté ses intérêts économiques avec la Russie. Cette OTAN dont Emmanuel Macron avait annoncé « la mort cérébrale » revit d’un coup et, autre miracle, certains pays historiquement neutres comme la Suède et la Finlande songent même à la rejoindre. Les sanctions économiques atteignent un niveau inédit depuis l’embargo de l’Irak après 1991 et à une échelle bien plus importante. Le monde occidental a ainsi déclaré ouvertement une « confrontation » avec la Russie et cette confrontation risque de durer désormais très longtemps.
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Guerre probable de longue durée en Ukraine, à la « syrienne », nouveau rideau de fer et retour des blocs, nous voilà dans une nouvelle ère stratégique. Pour la France de la Ve République, c’est la cinquième après les guerres de décolonisation, la période gaullienne de la guerre froide, la police de la mondialisation et la guerre contre les organisations djihadistes. Comme d’habitude, cette rupture nous surprend largement, même si les forces armées l’avaient anticipée, mais nous ne sommes pas les plus à plaindre.
On présentait parfois Vladimir Poutine comme un joueur d’échecs et un excellent calculateur. Il vient de démontrer qu’il était très loin d’être un Grand Maître, peut-être intoxiqué par les informations erronées qu’il recevait de gens qui ne voulaient pas lui déplaire et sans doute saisi par l’hubris, cet orgueil démesuré que les dieux grecs punissaient. Son armée est engluée et il n’a guère comme instrument de pression que l’escalade verbale. Incroyable résultat qui place Poutine dans les pas d’un Brejnev lançant l’invasion de l’Afghanistan. Onze ans plus tard, l’Union soviétique n’existait plus.
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