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Quand la Russie fait de la realpolitik…


En juillet 2008, à David Pujadas l’interrogeant sur son alliance stratégique avec la République islamique d’Iran, le président syrien Bachar Al-Assad rétorqua que la géopolitique ne s’appuie pas sur la proximité idéologique mais sur la convergence des intérêts. Ce b.a.-ba de la géostratégie n’est pas inutile à rappeler à l’heure où les discours diplomatiques se fardent de sentiments moraux hémiplégiques, s’offusquant des crimes d’Etat syriens tout en fermant les yeux sur les exactions de l’opposition armée et la guerre civile qui gangrène déjà cette mosaïque ethnoconfessionnelle levantine.

Alors que les dirigeants occidentaux se prennent les pieds dans le tapis damascène, à en croire les journalistes « autorisés »[1. On se souviendra du fameux sketch de Coluche sur l’absurdité de cette expression…], il semblerait que seules la Russie et la Chine disposent d’intérêts économiques, politiques et stratégiques en Syrie, comme si l’Europe, les Etats-Unis et le monde arabe postrévolutionnaire évoluaient dans un monde sans calculs, avec l’indignation et la révolte comme uniques moteurs. En vérité, s’en prendre (verbalement) à un régime démonétisé permet de s’attribuer des lettres de noblesse humanitaires sans frais, a fortiori lorsque le veto des puissances (ré)émergentes que sont Pékin et Moscou – échaudées par le précédent libyen du dévoiement de la résolution onusienne 1973 – vous prémunit contre tout risque d’expédition armée.

Sur le front syrien – expression qui, de jour en jour, révèle sa froide réalité – la Russie ne manque pas non plus d’intérêts et ne s’en cache pas. Quatre milliards de dollars de contrats d’armement, la mise à disposition de la base navale de Tartous sur la côte méditerranéenne[2. Une resucée de l’obsession tsariste de l’accès aux mers chaudes : ne dit-on pas que la Russie a connu plusieurs régimes mais une seule politique étrangère ?] ainsi que l’installation d’une centrale d’écoutes militaires à Kessab pour surveiller la frontière turque et les activités de la deuxième armée de l’OTAN pèsent lourd dans la balance.

Ainsi, en Syrie, Vladimir Poutine et son chef de la diplomatie Sergueï Lavrov combattent avant tout l’OTAN et ceux qu’ils perçoivent comme ses alliés de circonstance. Comme l’écrivait Alexandre Adler dans Le Figaro d’hier, « pour Poutine et les siens, la victoire régionale programmée des Frères musulmans est perçue comme un danger immédiat. La conjonction du nouveau régime égyptien, de la puissance financière presque illimitée de Qatar et le début de réconciliation islamiste généralisée avec l’Arabie saoudite depuis qu’une relève de la garde y a été enregistrée, signent l’état d’alerte rouge » car il « pense aussi clairement que l’Amérique a maintenant choisi sans recul l’entente avec les Frères musulmans : elle a abandonné en rase campagne Moubarak et à présent l’armée ».

Vu de Moscou, le raz-de-marée islamo-conservateur sunnite qui a déferlé sur l’automne arabe après les naïves incantations laïques et progressistes du printemps constitue en effet un grave camouflet stratégique. Du PJD marocain arrivé aux affaires sous l’œil bienveillant du roi aux Frères Musulmans égyptiens et tunisiens (Ennahda), le modèle AKPiste turc prévaut. Pour reprendre l’expression de Patrick Haenni, « l’islam de marché », qui combine l’alignement sur le modèle occidental de l’économie libérale et l’appel aux valeurs morales du Coran, sans franche hostilité à la politique de Washington, exception faite de l’épineux dossier israélo-palestinien, est devenu la recette miracle de tout islamiste appelé à exercer des responsabilités nationales. Après une guerre de dix ans en Tchétchénie, la Russie post-soviétique redoute de surcroît la contagion salafiste sur les marches de son ancien empire, dans ces républiques caucasiennes pétrolifères et gazifières (Ouzbékistan, Tadjikistan…) où des autocrates très liés à Moscou ont maille à partir avec le mouvement Hizb-ut-Tahrir qui milite pour l’instauration d’une république islamiste sunnite.

De quoi largement nourrir la paranoïa russe et l’attitude éminemment politique – donc amorale- qui est celle de Lavrov devant les images de massacres perpétrés sur les bords de l’Oronte et de l’Euphrate. Les communiqués et déclarations officiels du Kremlin, mettant sur un même plan opérations militaires, crimes de guerre et activités de la guérilla syrienne, déclinent la bonne vieille technique américaine du containment (endiguement) dans une des dernières zones d’influence stratégique russe. Ironie de l’histoire, les anciens tchékistes retournent les armes de leur adversaire atlantiste.

Dans l’hypothèse d’un après Assad, Moscou voit donc d’un très mauvais œil le probable retour en grâce de la confrérie des Frères Musulmans interdite à Damas. Pour conjurer le scénario catastrophe d’une Syrie post-baathiste déliée de sa relation stratégique avec son ancien parrain soviétique, la diplomatie russe multiplie actuellement les signaux contradictoires. Invoquer le respect du régime et de la souveraineté populaire syrienne jusqu’au point de rupture entre ces deux logiques, refuser l’exil d’Assad mais se défendre de tout soutien officiel à son pouvoir, discréditer l’opposition armée mais recevoir des délégations d’opposants historiques (Michel Kilo, Kamel Labouani) au joug baathiste, voilà qui frise l’équilibrisme.

Pour Moscou, toute la question est de savoir de quoi demain sera fait à Damas. Indépendamment de ses intérêts économiques à court et moyen terme, la grande politique russe ne saurait se satisfaire d’une défaite symbolique supplémentaire au Moyen-Orient, après le revirement pro américain de Sadate dans les années 1970 et l’hégémonie que les Etats-Unis ont conquis à la chute du mur de Berlin. Si d’aventure un nouveau système politique en rupture totale avec le précédent venait à s’installer à Damas, Poutine perdrait sa dernière carte au Moyen-Orient sans retournement ni alternative possible.

Aussi, quel que soit le scénario retenu, la balkanisation de la Syrie en plusieurs Etats ethnoconfessionnels (sunnite, druze, alaouite, kurde, etc.), le maintien d’un pouvoir central usé face à la fronde de ses provinces, ou le retrait de la dynastie Assad dans sa thébaïde alaouite entre Tartous et Lattaquié, la diplomatie russe n’entend certainement pas jouer le dindon de la farce. Gageons que si soudain l’histoire s’accélère, Moscou soutiendra Assad comme la corde soutient le pendu.

L’essentiel est de ne pas sortir KO de l’un des derniers points d’achoppement direct entre l’OTAN et l’axe russe. Car si Poutine et Lavrov savent leur combat désespéré, ils ne renoncent pas pour autant à vouloir mettre en scène le dernier acte de la tragédie syrienne.

*Photo : manifestation pro-Assad devant l’ambassade de Russie à Damas, FreedomHouse



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