L’étoile d’Igor Sechin est en train de monter de manière spectaculaire au firmament politique Russe. Le président de ROSNEFT est désormais l’un des hommes les plus puissants mais aussi les plus influents, après le Président Poutine naturellement. L’accord qui a permis à ROSNEFT d’acquérir TNK-BP pour la modique somme de 28 milliards de dollars a été l’un des plus importants depuis une décennie et a fait de cette compagnie l’une des toutes premières de son secteur. Aujourd’hui, Igor Sechin est devenu le président du conseil des directeurs de RAO-EES, l’équivalent russe d’EDF, continuant son ascension et, ce qui est encore plus important, la diversification de ses activités.
Bien sûr, on peut aussi noter le renvoi d’Alexandre Popov, le responsable de l’agence d’État ROSNEDRA, décidé par le Premier Ministre russe, Dmitry Medvedev. M. Popov est connu pour avoir été, il y a de cela plusieurs années, l’un des collaborateurs de d’Igor Sechin. Mais ceci s’apparente plus à la morsure du scorpion en train de mourir. La position de Dmitry Medvedev est loin, très loin, d’être assurée. Il a perdu nombre de ses alliés les plus importants depuis l’hiver dernier. On peut se demander s’il ne sera pas remplacé dès l’automne à venir. Si tel devait être le cas, l’influence d’Igor Sechin, qui apparaît aujourd’hui comme le plus sûr des alliés de Vladimir Poutine, pourrait s’en trouver renforcée de manière décisive.
Sechin a joué un rôle essentiel dans la transformation de ROSSNEFT, une société où l’État est majoritaire, ces dernières années en un géant mondial. Cette compagnie pétrolière s’est d’abord étendue dans son secteur d’origine, au point de devenir, à la suite du rachat de TNK-BP, l’une des principales, voir LA principale, compagnie pétrolière dans le monde. Elle a aussi acquis massivement les technologies qui lui manquaient jusque-là au travers d’un accord historique conclu avec BP. Ces technologies vont lui permettre non seulement de réaliser des progrès importants en exploration et en exploitation, mais aussi de prendre une option décisive sur la future exploitation du gaz et de l’huile de schiste. Elle a de plus pris des contacts importants avec les compagnies pétrolières chinoises (dont le Forum de Saint-Pétersbourg en juin dernier s’est fait l’écho), et s’est placée de manière avantageuse par rapport à cet immense marché. On ne sait pas, en effet, quelle sera la décision du gouvernement russe quant à l’exploitation des gaz et huiles de schiste. Mais, les réserves potentielles sont immenses, et des méthodes d’exploitation non polluantes finiront bien par voir le jour. A ce moment, ROSNEFT bénéficiera d’un avantage important.
Dans le même temps, cette société a commencé à se diversifier dans le domaine du gaz, et va pouvoir accélérer cette diversification d’ailleurs grâce aux technologies acquises qui vont lui permettre de récupérer une bonne partie du gaz gaspillé sur les puits de pétrole. Le gouvernement russe a d’ailleurs fait de la récupération du « gaz associé » l’une des priorités de sa politique énergétique.
Cette diversification vers le domaine gazier menace directement GAZPROM, qui semble aujourd’hui en perte de vitesse, et cela étant très probablement lié à la semi-disgrace que connaît actuellement le Premier Ministre, mais aussi aux problèmes propres de gestion du géant gazier. Avec la nomination de Sechin comme président du conseil des directeurs du RAO-EES, c’est bien la perspective d’une intégration verticale, en raison de l’importance du gaz pour la production d’électricité, qui se profile au bénéfice de ROSNEFT. L’ascension d’Igor Sechin confirme donc qu’en Russie, pour le meilleur comme pour le pire, la politique et les affaires sont intimement liées.
Igor Sechin l’a d’ailleurs fort bien compris, et il a saisi l’importance des responsabilités que la prééminence de ROSNEFT désormais lui confère. Ainsi, le 16 juillet dernier, alors même que le Président Poutine supervisait les manœuvres les plus importantes des forces armées russes depuis 20 ans, manœuvre qui se sont déroulées en étroite collaboration avec la Chine, a-t-il annoncé un projet d’investissement de 30 milliards de dollars en Sibérie orientale et dans l’Extrême-Orient russe. Bien entendu, on peut relier cette annonce avec le fait que le montant des impôts payés par les producteurs de pétrole doit être renégocié. Sechin espère bien que les taxes seront diminuées. Mais, en présentant ainsi ROSNEFT comme l’un des principaux acteurs potentiels de la politique russe d’aménagement du territoire, il sait qu’il touche une corde sensible chez le Président. Vladimir Poutine a, à de nombreuses reprises, exprimé son intérêt pour un développement équilibré des différentes régions de Russie. Avec la montée en puissance de la Chine, mais aussi compte tenu des difficultés économiques que ce dernier pays rencontre depuis maintenant plusieurs mois, le développement économique de l’Est de la Russie, de cette façade sur l’Asie, est devenu l’une des priorités de la Présidence. Sur le terrain du développement des territoires ROSNEFT semble donc progressivement remplacer GAZPROM dont les moyens financiers sont actuellement réduits.
Il n’est pas sans conséquences qu’Igor Sechin ait choisi l’Extrême-Orient et la Sibérie orientale pour cette incursion dans ce qui était jusqu’à présent le domaine réservé de GAZPROM. Il est de notoriété publique qu’il a défendu depuis de nombreuses années un modèle de développement largement inspiré de l’exemple chinois. Ce modèle, que l’on peut qualifier de modernisation conservatrice, s’oppose au modèle « libéral » qui a été suivi jusqu’à maintenant par la Russie. Avec l’affaiblissement progressif de Dmitry Medvedev et la montée en puissance d’Igor Sechin, c’est peut-être à un basculement de modèle que l’on est en train d’assister en Russie.
Cependant, s’il veut garantir et pérenniser son ascension, Igor Sechin devra répondre à deux défis majeurs.
Le premier concerne justement la politique économique et la stratégie de développement de la Russie. Nul n’ignore que le pays a accumulé un retard certain dans le déploiement d’une politique de soutien à l’innovation. Il est aussi confronté à une hétérogénéité importante des niveaux technologiques entre les différentes branches de l’industrie, ce qui n’est que le résultat de la chute dramatique de l’investissement que l’on a connue de 1991 à 1999. Igor Sechin, s’il veut réellement asseoir son influence, doit faire la démonstration que ROSNEFT est en mesure de jouer un rôle important dans le développement des nouvelles technologies, que ce soit directement, dans les activités d’exploration et d’exploitation, ou que ce soit indirectement en favorisant l’emploi de ces nouvelles technologies dans les différentes branches de l’industrie. Ceci implique en réalité une véritable stratégie de l’investissement. Mais, pour cela, il faut que la Russie harmonise le niveau technique de son capital fixe, qui est marqué, depuis les années terribles 1991-1999, par des écarts considérables entre les branches.
Ceci ne fait que reprendre une idée qui fut maintes fois exposée par le professeur Victor Ivanter, directeur de l’Institut de Prévision Économique. Pour Victor Ivanter, il faut en effet cesser d’opposer le secteur des ressources naturelles et celui des nouvelles technologies car l’exploitation des ressources naturelles va impliquer, directement et indirectement, de plus en plus ces nouvelles technologies. Ceci est parfaitement exact. En fait, le développement des innovations et des nouvelles technologies implique l’existence d’une demande importante pour ces dernières. En Russie, le secteur des matières premières pourrait parfaitement, s’il modernisait les conditions d’exploitation et de transport, procurer cette demande. Néanmoins, un tel projet implique aussi qu’une stratégie de développement globale soit mise en place qui fixe la place du secteur des ressources naturelles et qui assure que les revenus issus de ce secteur iront bien alimenter l’investissement, dans ce secteur mais aussi dans l’ensemble de l’industrie.
Igor Sechin doit donc s’inscrire dans cette perspective, et pour cela faire des propositions dépassant la simple sphère de ROSNEFT, s’il veut que son ascension puisse continuer et se pérenniser. En un mot, il doit faire la preuve de sa capacité à concevoir, à partir du secteur où il est implanté, une stratégie gagnante pour l’ensemble de la Russie.
Le second défi est plus subtil. L’ascension d’Igor Sechin est importante et spectaculaire. Mais il doit prendre garde à ne pas effrayer trop de monde en chemin. Qu’il se souvienne de ce qui arriva à Nicolas Fouquet[1. Surintendant des finances de Louis XIV, Fouquet avait accumulé un pouvoir extraordinaire par la faveur du Roi. Mais son ascension finit faire de l’ombre au Roi qui le fit arrêter Fouquet en 1661 et le dépouilla de tous ses biens].
Si Igor Sechin ne veut pas subir, mutatis mutandis, le sort de Nicolas Fouquet il doit, dans son comportement, démontrer qu’il n’est pas un danger pour Vladimir Poutine, et il doit se comporter de manière inclusive et non exclusive, rassembler et non diviser. Tel est peut-être le principal défi qui attend Igor Sechin.
Ce qui est en train de se jouer en Russie est donc d’une importance considérable. On retiendra évidemment le tournant vers l’Asie dont Igor Sechin s’est fait l’avocat. Mais, de toute manière, ce tournant était inévitable. La baisse de la demande en Europe, et en particulier dans la zone Euro du fait de la crise que cette dernière connaît ne laisse guère d’autres alternatives à la Russie que de se tourner vers la Chine et les pays voisins. Mais on aurait grand tort de ne retenir que ce tournant. En arrière-plan, se dessine une évolution vers un système modernisateur mais sous le contrôle de l’État, système dont Igor Sechin pourrait bien, s’il le décide et s’il se décide à faire les efforts nécessaires, devenir à terme le symbole et pourquoi pas le dirigeant.
Retrouvez l’article originel sur le blog de Jacques Sapir.
*Photo : Igor Sechin en visite au Venezuela (chavezcandanga).
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