1. Échapper à l’oubli.
Même si je tente de me persuader du contraire, le désir de survivre à ma mort ne m’est pas étranger. C’est un désir que je juge grotesque et indécent. Grotesque parce que, une fois mes cendres dispersées, peu m’importera d’être inconnu, méconnu, reconnu, honoré ou haï. Indécent, parce que je ne vois pas la moindre raison – sinon la chance – pour que mon nom, voire mes livres, subsistent dans la mémoire des hommes, alors que tant d’autres le mériteraient autant, sinon plus que moi. Je réclame donc l’oubli. Mais, malgré moi, je ne veux pas mourir tout entier. Qu’il subsiste de moi deux ou trois pages dans l’esprit de quelques égarés me réchaufferait le cœur.
Certes, mon bagage est léger. Si je me demande sincèrement ce qu’il y a à porter à mon actif… je ne vois pas grand-chose. Sans doute ai-je été un éditeur qui avait du flair. Sans doute ai-je été un chroniqueur littéraire perspicace. Sans doute ai-je été un écrivain original. Mais tant d’autres l’ont été… par exemple mon ami, génial lui, Jerzy Kozinski, aujourd’hui tombé dans la trappe de l’oubli. Au mieux, j’aurai droit à quelques lignes dans un dictionnaire du nihilisme, juste après Cioran. Ou à quelques pages dans une Encyclopédie des Vaudois ayant connu leur heure de gloire à Paris.[access capability= »lire_inedits »]
Vous m’objecterez que ce n’est déjà pas si mal et je me garderai bien de vous contredire. Mais cela ne fait pas rêver. Il n’y aura même pas de malentendus à mon sujet : il aimait les jeunes Asiatiques, les piscines, les palaces, le tennis de table et les échecs (uniquement le blitz à la fin de sa vie). Il évoquait souvent son suicide mais, comme Cioran, il a fini gâteux….
Or on n’échappe à l’anonymat, à l’oubli, à l’effacement – à la mort donc – que par la mort même qui vous rend plus présent, plus admirable dans votre condition de héros défunt que les vivants ne le sont à eux-mêmes. Hélas pour moi, je n’ai rien d’héroïque. Et ce n’est pas maintenant que je vais le devenir, même pour échapper à l’oubli. Et je ne peux même pas me targuer d’avoir laissé un chef-d’œuvre derrière moi comme Adolphe, de Benjamin Constant, autre exilé lausannois. Sans même parler de l’éternel apatride que fut Cioran. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé… Je suis néanmoins capable de trouver un certain réconfort dans l’oubli : le même que m’ont apporté mon nihilisme et ma frivolité. Le confort helvétique m’aura pourri jusqu’à la moelle. Anyway, je me suis délesté de ma vie dans mes livres : quel soulagement !
2. Ce qui subsiste d’un amour défunt.
Passé une dernière nuit avec Chérise. Nous étions parvenus à l’avant-dernier chapitre de L’Éducation sentimentale de Flaubert, qu’elle me lisait chaque soir : « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et de ruines, l’amertume des sympathies interrompues. » Tout était comme avant et pourtant, nous savions que tout serait différent après. L’erreur serait de croire qu’on peut faire machine arrière. J’avais l’impression qu’on m’arrachait des pansements sur une plaie encore purulente.
Mais bon, il y aura d’autres infirmières, d’autres voluptés, d’autres habitudes, d’autres éducations sentimentales. Ou alors il n’y aura plus rien – et j’aurai tout loisir d’expérimenter totalement le désespoir. Mes yeux brûlent. Qui déposera un baiser sur mes paupières ? La voix de la raison, qui est souvent sarcastique, me souffle : « Prends un rendez-vous chez un ophtalmologue ! »
Vieillir, c’est être plus préoccupé par son propre corps que bouleversé par celui d’autrui.
Au matin, Chérise a repris sa brosse à dents. Plus rien d’elle ne subsiste, rue Oudinot, à part quelques photos du temps – si lointain déjà – où elle posait nue pour moi. C’est en général la seule chose qui subsiste d’un amour défunt : quelques photos érotiques, maladroites et touchantes. Bien sûr, celle qui succédera à Chérise n’aura de cesse de les détruire : aucune n’y est jamais parvenue. Céder sur son passé, quelle que soit la forme qu’il ait pu prendre, est une lâcheté à laquelle je n’ai jamais consenti.
Dans la soirée, pour me changer les idées, je suis allé voir Dorothy Parker, le film d’Alan Rudolph. Il m’a ému jusqu’aux larmes. Impossible, en assistant à la déchéance de cette reine du persiflage, de ne pas songer à Louise Brooks. Elles s’étaient croisées à l’hôtel Algonquin. « Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer le chemin de l’enfer ? » était un des vers préférés de « Brooksie ».
Alcooliques, cyniques et suicidaires, elles ne reculèrent devant rien. Si on peut distinguer – et on le peut, et on le doit – deux catégories de femmes, les prostituées et les mères, elles étaient des putains dans l’âme. Grâce leur soit rendue ! À ce propos, n’oubliez pas de lire : La Métaphysique de la putain, de Laurent de Sutter, chez Léo Scheer.
3. L’insondable bêtise des femmes.
Je ne vais pas abandonner si vite Dorothy Parker, qui suppliait Dieu de ne pas la laisser écrire comme une femme : l’insondable bêtise des femmes la révulsait, surtout celles des femmes d’intérieur… les pires selon elle (je confirme ). Mais elle n’épargnait pas celles qui ont toujours des ennuis, avec lesquelles on est injuste, que personne ne comprend et qui arborent un petit sourire désenchanté. « Je hais les femmes : elles me portent sur les nerfs », disait-elle volontiers. Ce qu’elle demandait aux hommes était plus simple : être beaux, grossiers et stupides. Elle fut souvent exaucée… pour son malheur, disent les féministes. À voir.
Toujours est-il qu’elle avait un don pour que les choses tournent mal, un don qui confinait au génie. Ses Hymnes à la haine sont un des plus beaux livres du siècle passé. Et personne, tout au moins je l’espère, n’a oublié l’épitaphe qu’elle avait souhaitée pour son incinération : « Excusez-moi pour la poussière. »[/access]
*Photo: MARY EVANS/SIPA. 51153427_000001
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