Architecte hors norme, esthète aux convictions subversives, Rudy Ricciotti évoque l’enlaidissement du monde et fait l’éloge de la beauté, du patriotisme, du travail, de la sensualité ou encore de la corrida. Une fois de plus, il ne recule devant aucune des intimidations du politiquement correct.
Rudy Ricciotti, architecte flamboyant, hors norme et polémiste, est un phénomène de l’anticonformisme et de la subversion architecturale. Grand prix national d’architecture, médaille d’or de l’Académie d’architecture, il se distingue notamment par le Mucem à Marseille, La Manufacture de la mode Chanel, le stade Jean-Bouin, le département des arts de l’islam au Louvre, le mémorial du camp de Rivesaltes ou encore le musée Cocteau de Menton. Ses positions franches et tranchées ne laissent pas indifférent. Notamment ses plaidoyers pour le béton, la Légion étrangère et le patriotisme. Rudy Ricciotti aime les mots, à outrance, ceux qui ont du goût, du gras, du cartilage et de la gélatine. Il a le charme d’un voyou italien, la virilité du colonel réserviste de la Légion qu’il est, et la féminité précieuse et maniériste de ses bâtiments. Rudy Ricciotti, c’est la violence des contrastes et des passions, à l’image de la Méditerranée qu’il vénère et qu’il craint : « Cette mer de fou entourée de cinglés ».
L’architecte nous reçoit en pleine feria de Nîmes où il se rend chaque année pour vivre cette grande fête populaire. Il nous donne rendez-vous à la « Maison de Sophie » – superbe hôtel particulier Art déco. Nous le retrouvons près de la piscine, où il nous attend torse nu, une serviette autour de la taille et un cigare entre les doigts. Un plateau de fromages, beaucoup d’huile d’olive et de pain, une bouteille de Morgon : la discussion peut commencer.
Causeur. Quelles sont pour vous les raisons de la laideur ?
Rudy Ricciotti. Parmi les lieux communs des réponses disponibles, il y a toujours l’ultralibéralisme. Mais cela ne suffit plus. La responsabilité est collective mais aussi individuelle, tel le manque de culture. Mais le déficit d’exigence reste le marqueur principal. La culture musicale est aujourd’hui très amplement colonisée par la médiocrité. On est loin de Black Sabbath, des Stones, d’AC/DC et surtout de Frank Zappa. Le rock a été le dernier message musical international positif avec une recherche schizophrène du principe d’exception, c’est-à-dire de poésie, Patti Smith en tête. Quand le rock s’est dissipé, la porte s’est ouverte à la terreur. Aujourd’hui, nous sommes enlisés dans un déficit de passion, de désir et de manque d’audace. Sachant que l’audace est l’ombre portée du désir, ou l’inverse. Mais le principal, je le répète, c’est le manque d’exigence et la paresse qui souvent en découle. L’idée que le principe de beauté vient frapper à toutes les portes sans crier gare est une idée erronée participant sans nul doute au triomphe de la laideur. Le principe de beauté est accessible à tous uniquement s’il y a quête et convoitise. La réalité de la beauté, tout le monde ne la désire pas ! Accéder à elle est un travail souvent laborieux. Le labeur est le lot de celui qui souhaite contempler la beauté, mais aussi de celui qui veut la créer ! Je suis convaincu que tout ce qui est laborieux est bon et beau. Je suis pour ce postulat. Je préfère un artiste raté et bosseur acharné qu’un artiste brillant sans œuvre. Il faut accorder un bénéfice et un crédit au principe de labeur. La pratique et les croyances sont indispensables ! Mes croyances sont liées au territoire, aux valeurs identitaires et au travail. Ça en agace plus d’un, mais j’aime le répéter, je suis profondément patriote. Et tant pis si cela crispe !
Avez-vous choisi le métier d’architecte par désir de combattre la laideur, d’imposer de façon monumentale la beauté aux yeux de tous ?
Non, j’ai fait ce métier par égarement, par erreur. Je pensais que c’était un métier de plein air ! Je me suis trompé. Enfant, j’étais très à côté de la plaque. J’étais mauvais en presque tout, du moins j’en étais persuadé. Mais le sujet n’est pas là ! Vous voulez parler de laideur et de beauté. Bien. Ce qui m’a amené à avoir cette exigence sur la beauté, c’est l’anxiété existentielle. La peur de me tromper, de mal faire. La peur de perdre du temps inutilement pour de fausses valeurs. L’angoisse de rater la lumière. L’égarement sur une réponse maladroite.
Mais vous êtes un des seuls architectes à parler continuellement de beauté, de manière obsessionnelle…
Parce qu’aujourd’hui la beauté est considérée comme suspecte. Elle est perçue comme l’attribut de la scène bourgeoise. Aujourd’hui, pour assumer la quête de beauté, il faut avoir du sang dans les veines ! C’est un désastre cognitif de 68, de la névrose marxiste. Ou marxienne, je préfère dire marxienne ! En quoi le principe de beauté serait-il suspect ? Il est suspect pour les âmes faibles ou égarées, c’est tout. Ils vont même jusqu’à dire que le principe de beauté est fasciste. Qu’ils aillent au diable !
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La laideur n’est-elle pas aujourd’hui politiquement correcte ?
Évidemment ! Par le principe du laxisme, de la lâcheté, du déficit d’exigence. On imagine que c’est une manière d’être populaire, proche du quotidien, ce qui est lâche, déshonorant et stupide. Imposer la laideur, dans l’architecture ou le cinéma, révèle un profond mépris du peuple. Comme si les gens étaient trop niais pour être touchés par la résistance de la beauté, et dans cette résistance il y a les mots, eux aussi voués à disparaître ! Nous sommes tous conviés à l’exaltation de la disparition ! De moins en moins de mots et toujours plus petits, ou très gros pour tronquer l’espace ! Le xixe siècle est lointain ! Moins de mots engendre moins de complexité. L’exemple architectural de cette maison du xixe où je loge, cent mots la décrivent, du sol jusqu’au sommet de la toiture. Regardez ! Il y a des moulures, des doucettes, des chapiteaux, des entablements, etc. Aujourd’hui, le bâtiment d’un architecte contemporain ne parle que d’une amnésie, pathétique et anxiogène, décrite en cinq mots ! On a perdu la mémoire, le savoir, le labeur. La faute aux architectes et à ceux qui passent les commandes ! Le monde moderne est tragique. Quel est le bilan de la modernité ? La rupture, la rupture de la rupture, la rupture avec la rupture, le hoquet de la rupture, le rabot de la rupture et enfin sa dispersion moléculaire ! Quelle indigestion ! Le mal commence dans les écoles d’architecture où quelques enseignants, plus pédocrates que pédagogues, brillent sur le dos des gosses grâce à une culture d’emprunt, c’est-à-dire l’exact inverse d’une culture d’expérience. Ce sont des perroquets de Wikipédia. Une référence dans les écoles d’architecture a longtemps été le Hollandais Rem Koolhaas qui disait « Fuck the context »… mais quelle ignominie ! « Fuck the context » ? Mais tu es quoi, toi ? Tu n’existes pas toi ! Le contexte existe ! Toi, tu n’es rien, tu es feu follet. Et l’architecte Adolf Loos disait « l’ornement est un crime », alors qu’au même moment il faisait l’American Bar à Vienne avec un volume décoratif tout de même assez volubile… Et cette phrase est prise à la lettre par tous les pédocrates des écoles d’archi. Toujours de Loos : « Le signe est l’attribut des civilisations primitives. » Cela a mis en perspective, pour des dizaines et des dizaines d’années, que les civilisations non occidentales seraient suspectes du point de vue de la gestion de la forme et du signe. Il se prend pour qui ? Alors, mettez tout ça dans la tête d’enseignants marxistes et vous voyez le résultat : de misérables architectes au look de gendre idéal avec la bouche en cul et le costume en pied-de-poule, pondant à la chaîne des inepties en contreplaqués vernis satin, pensant qu’ils sont dans l’avenir du monde alors qu’ils signent sa fin.
Au quotidien, empêchez-vous la laideur de vous atteindre ?
Oui. Et c’est un travail de plein de petites choses. Par exemple, chez nous, à table, il n’y aura jamais une bouteille en plastique. Pas d’emballages avec des marques non plus. Le morceau de beurre sera sur un support. C’est tellement plus goûtu ! La beauté est un travail quotidien mais elle est à la portée de celui qui la désire. Voir dans les calanques des gamins manger de la bouffe industrielle dans des emballages en plastique immondes, c’est déprimant. Où est la difficulté d’aller acheter une demi-baguette et d’y glisser une tranche de jambon ou de fromage. C’est tellement plus beau et plus bon. La responsabilité n’est pas uniquement collective. Elle est aussi individuelle et il n’y a plus d’exigence personnelle.
Pourquoi le peuple se révolte-t-il si peu contre l’enlaidissement ?
Parce que la mémoire s’éteint ! La population n’a plus la mémoire de la beauté. Elle s’est habituée à la laideur, elle vit avec. Au point même qu’il y a des canons de la laideur, elle est normalisée, labellisée. Les choix esthétiques des élus le confirment souvent. La ville de Nîmes, par exemple, est un vrai prototype de gestion de la laideur. Regardez le musée de la Romanité ! Ils optent pour le principe de laideur, car ils ne connaissent pas autre chose. Ça les rassure, c’est le langage qu’ils comprennent. Le principe de beauté est perçu comme une provocation. Comme un satanisme. Comme un érotisme déplacé. La beauté comme le sexe, ça leur fait peur. La complexité aussi. Ils aiment le minimalisme. Aujourd’hui, l’architecte faisant la jonction d’un mur blanc à la perpendiculaire avec un sol gris est un héros ! C’est tout le discours et l’éloge de l’humilité à l’origine de ce désastre catastrophique. Se taire et ne rien faire revient à faire l’éloge de la fainéantise ! Vous vous voyez vivre une histoire d’amour avec quelqu’un vous proposant une nuit conceptuelle et minimaliste ?
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Dans votre livre L’Exil de la beauté, vous dites que la fréquentation de la beauté est une expérience violente. La fréquentation de la laideur ne l’est-elle pas tout autant ?
Vous avez déjà fait la réponse ! C’est la laideur qui est violente. Mais comme on a perdu de vue la beauté, qu’on l’a gommée de notre mémoire, la rencontrer est un choc ! Et on peut la rencontrer partout. L’autre jour, en sortant de la corrida, j’étais au bar et je regardais le sommet des arènes de Nîmes éclairé de soleil. J’étais ébloui, fasciné. Je n’écoutais plus la conversation. Les écarts de couleurs entre la pierre blanchâtre et la pierre jaunâtre, les ombres… c’était merveilleux. Je me sentais si petit face à ça. La beauté vous donne une image plus juste de vous-même, moins égotiste. Lorsque je vois la ville historique, je me sens profondément médiocre, j’ai honte de moi-même, je me dis que je suis un voleur, un escroc. En Italie, lorsque je vois ne serait-ce que le patrimoine ordinaire des cités… les murs dans Rome ! La marque du temps, la célébration du récit constructif, les appareillages de pierres, de briques, d’enduits à la chaux… je suis émerveillé, érotisé, j’ai envie de mettre mon corps contre le mur et de frotter mon sexe et mes lèvres contre ces vieux enduits à la chaux ocre qui ont encore le goût de sang de bœuf !
Le bon et le mauvais goût ont-ils à voir avec la beauté et la laideur ?
Pas nécessairement. La question du bon et du mauvais goût relève parfois d’une lecture sociologique. Mais dans le mauvais goût, il peut y avoir de l’humour. Il y a le goût du mauvais goût. On peut jouer avec. Ou nous perdre. Tandis que le beau et la laideur, c’est autre chose. Je vais dire quelque chose qui va me valoir des ennuis : la beauté et la laideur sont objectives ! Ne tournons pas autour du pot. La beauté s’impose, comme la laideur s’impose. Pas la peine de tergiverser sur l’idée que la laideur ne serait pas si laide que ça. Elle est laide, point. Mais personne n’ose le dire sous peine de se faire traiter de fasciste !
La plus vaste incarnation de la laideur n’est-elle pas la banalité ?
Sur la question du banal et de l’ordinaire, je crois qu’il y a un malentendu véhiculé par le biais des artistes dans les années 1980 photographiant des gens inconnus et ayant pour objet de célébrer l’ordinaire et le banal. Pourquoi pas ! Tous les visages, même les plus ordinaires, ont le droit d’être célébrés comme des visages. Mais on peut célébrer le banal de manière extraordinaire. Pourquoi le faire de manière banale ? Ce n’est pas le visage photographié qui est ordinaire, c’est le regard du photographe qui l’est ! Aujourd’hui, photographier le voisin, le copain, dans un tirage très grand format encadré en chêne naturel, car un peu écolo, vous vaut le respect du milieu de l’art, et c’est une catastrophe ! C’est comme le minimalisme en architecture, c’est fait pour les cloches. C’est fait pour les architectes qui ne savent pas construire et pour les apathiques. Avec, à la clef, la bénédiction du Saint-Siège. Comme si la banalité ou le minimalisme étaient un message charitable. Mais ce n’est pas ça être charitable, c’est trop facile ! Être charitable, c’est avoir une pensée pour nos jeunes combattants légionnaires tués au combat contre un SMIC, pour défendre l’héritage républicain avec une balle dans la tête pour solde de tout compte. C’est cela la charité. On nous emmerde avec un minimalisme populiste ! Le cinéma français d’aujourd’hui est affligeant aussi. Il atteint un niveau de banalité insoutenable. J’ai de l’admiration pour Laetitia Masson qui parvient à faire un cinéma poétique avec très peu de moyens. Parce qu’elle est dans un engagement romantique. Avec un coût à payer. Ce n’est pas rien l’engagement romantique, c’est une prise de risque. La prise de risque de cet engagement, c’est aussi la beauté !
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La contemporaine détestation de la sexualité coïncide-t-elle avec le mépris de la beauté ?
Oui ! Un grand oui ! C’est encore un truc névrotique nous venant de l’Amérique. C’est un truc de mort, de refus de la vie. On a le droit au refus de la sexualité et de la beauté. Mais moi, non ! J’ai trop d’appétit. J’aime trop me goinfrer sans mesure. Exigence dans laquelle il y a corrélation entre principe de beauté et sexualité. Et la gestion très sage de ces données fabrique aussi de l’amour. Et même si ça fabrique le hasard de l’imprudence ! Qu’est-ce que ça peut faire ?! L’important, c’est que ça fabrique quelque chose.
Comme nous faisons cette interview en pleine feria de Nîmes, parlons taureaux ! La corrida n’est-elle pas l’un des derniers sanctuaires d’où la beauté ne s’exile pas et où le principe de beauté est central et assumé ?
Les arènes ont un public populaire, il faut le rappeler. Et là, chacun a le droit de voir, de penser et de dire comment il évalue ce qui se passe sur le sable d’une arène antique. Et personne ne se gêne pour le faire. D’ailleurs, lors d’une corrida, il y a une présidence qui décide des récompenses, comme celle des oreilles du toro pour le torero. Et cette présidence, régulièrement, est l’objet des broncas du public ! Le public siffle la présidence. Et la présidence prend des décisions en fonction des réclamations du peuple, c’est assez rare ! Bon, ensuite, la beauté est évidemment centrale. Il est question de beauté dans les arènes. La beauté des passes, la beauté du toro, la beauté des costumes, la beauté du courage et de la bravoure ! Là est aussi la beauté de la corrida : le courage ! Quand on voit un gamin de 19 ans, habillé d’or et de lumière avec des bas roses, se faire attraper par un monstre, se faire propulser en l’air, retomber, se faire encorner sur plusieurs centimètres, et se relever pour achever le combat et défendre son honneur… qu’est-ce alors ? Du courage et de la croyance comme exemple pour notre jeunesse !
LA QUESTION DE CHRISTIAN LACROIX Cher Rudy, quelle est la part de Port-Saint-Louis dans ton travail ? Cher Christian Lacroix. Je tiens à dire toute mon admiration pour ton travail. Port-Saint-Louis-du-Rhône… J’ai passé toute mon enfance dans ce village portuaire, au bout du canal, dans lequel je ne voyais pas de futur. Mes seuls compagnons étaient les moustiques et les tamaris, qui font peu d’ombre au sol. J’étais dans le sel en permanence. C’est dans ce contexte que j’ai déclenché un processus paranoïaque et existentiel. No future ! Je garde de cette époque un sentiment exacerbé et extrêmement précis de l’apprentissage de la pauvreté. J’en retiens la noblesse du pauvre. Pas le misérabilisme ! La vraie noblesse. Il y avait une dimension glorieuse à accepter de vivre dans une difficulté esthétique radicale. À Port-Saint-Louis, c’était le rien. Et comment faire avec le rien ? Eh bien, avec rien, on peut réinventer quelque chose. Port-Saint-Louis, finalement, m’a appris l’espoir. L’espoir face à la difficulté existentielle. Et se nourrir avec la plus extrême vanité de cette situation. Jusqu’à l’arrogance ! Aujourd’hui, je suis mal placé pour dire ça, je vis comme un grand bourgeois. Je me suis éloigné de cette pauvreté. Mais elle m’a marqué pour toujours. D’ailleurs, j’ai appris mon métier tout seul, les écoles ne m’ont rien appris ! J’ai appris avec peu de moyens : la bétonnière, les parpaings et un sac de ciment. J’ai appris à construire comme ça. Mes premières réalisations sont une déclinaison extrêmement sensuelle à partir du rien. Les premières villas que je faisais et qui m’ont fait connaître sont des parpaings empilés, de l’enduit projeté dessus et taloché. Voilà ce que j’ai conservé de Port-Saint-Louis. La pauvreté extrême, le paysage d’un cargo dans le port où l’on plonge et où l’on sort de l’eau avec du mazout sur la gueule, et on rit. Où, en pleine chaleur, on se baigne en jean en enlevant les bottes camarguaises. Ce jean qui n’est jamais lavé de tout l’été. Un jean sale et salé. J’en garde aussi la rareté des informations que le paysage fournit. Il force à regarder de très près les choses, et cet effort de curiosité nourrit terriblement. Voilà Port-Saint- Louis. La suavité du rien. L’espoir que provoque le rien. Voilà, cher Christian, ce que je garde de Port-Saint-Louis-du-Rhône. Le rien et l’espoir. |