Avec son premier roman La Maison de ruines, Ruby Namdar met en scène un juif new-yorkais en proie à la crise du milieu de vie. Rendant hommage à Roth, Bellow et Singer, son auteur imprégné de mystique juive et soufie nous entraîne sur les territoires perdus du sacré.
Ruby Namdar a la main lente. Son brillant premier roman, récompensé en Israël par le prestigieux Sapir Prize, l’équivalent de notre Goncourt, coule paresseusement comme l’Hudson River, que le héros principal, Andrew Cohen, contemple chaque jour depuis sa fenêtre. L’action de La Maison de ruines se déroule à New-York, à quelques mois de l’apocalypse du 9 septembre 2011. Cohen a tout en commun, dirait-on, avec les personnages qui peuplent les romans de Philippe Roth ou de Saul Bellow : la sophistication d’un intellectuel juif chargé de cours de culture comparée à l’université de New York, la vanité, les snobismes gastronomiques, une vie familiale éclatée par un divorce et toute la confiance en soi nécessaire à un homme aux alentours du demi-siècle pour entamer une relation sentimentale avec une femme qui pourrait être sa fille.
« J’aime la friction entre ce que notre cerveau contrôle et le subconscient d’où nous n’avons pas réussi à chasser le mot péché »
Mais Andrew Cohen n’est ni Zuckerman ni Herzog, pas plus que Namdar n’est Roth ou Bellow. Certes, les obsessions du romancier israélien, installé à New-York depuis bientôt vingt ans, se rapprochent de celles de tous les grands écrivains juifs de la côte Est. Ainsi dans La Maison de ruines, il s’empare de la question de l’acculturation des intellectuels juifs coupés de leurs racines spirituelles, de leur rapport à la tradition, à la religion, du poids de l’Histoire et de l’héritage, et, enfin, de la psychologie masculine avec sa hantise de l’impuissance et du vieillissement. Seulement, la finale dégringolade d’Andrew Cohen relève moins de la « mid-life crisis » ou même de la crise existentielle, que d’une détresse métaphysique, sinon mystique. Et c’est là que Namdar rejoint Singer, non mécontent qu’on lui impute cette filiation. « Mon livre rend à sa façon hommage à Roth, Bellow, Oznik, Malamoud… Mais Singer restera mon maître incontestable, avec sa manière spécifique de glisser le surnaturel dans la vie quotidienne de ses personnages, son recours aux métaphores bibliques, son humour et son goût pour le grotesque », confie-t-il.
Jovial, enthousiaste, chaleureux, Ruby Namdar possède en outre ce talent délicieux de vous entraîner vers les territoires perdus de la grande littérature où, jadis, on cultivait les passions ontologiques en rapport avec ce quelque chose que l’on appelle l’ « essence de l’être », tout comme avec les questionnements sur le Bien et le Mal, la morale, ses fléchissements. Il lui suffit d’une impulsion, d’un signe de votre sensibilité au sujet. Quand vous lui faites une remarque à propos du mot « péché », qu’il avait employé dans son texte publié par The New York Times, il saisit la balle au vol. « Dire ‘péché’ est devenu subversif, provocateur, inconvenable, je le sais… Or, j’aime la friction entre ce que notre cerveau contrôle et le subconscient d’où nous n’avons pas réussi à chasser le mot ‘péché’, où il a sa place. Nous vivons une époque qui n’aime même plus le mot ‘âme’. Pourtant je le préfère mille fois à tous ces ‘psyché’, ‘ego’, ‘souffle vital’. Et je préfère le mot ‘religion’ au mot ‘spiritualité’, susceptible d’évacuer le moindre conflit en nous, d’apaiser le moindre inconfort. » L’homme a grandi à Jérusalem, au sein d’une famille juive originaire d’Iran. Ceci explique probablement sa distance, gentiment moqueuse, face à l’aspiration laïque qui habite la littérature israélienne contemporaine. « Mon travail n’est pas représentatif de la scène littéraire en Israël. Il y a une certaine proximité avec Amos Oz, rien de plus. Les écrivains vivent à Tel-Aviv, le Babel séculier, profane, amusant aussi, mais éloigné de mes préoccupations », tranche-t-il, avant de sauter à pieds joints dans une savoureuse digression sur les poètes soufis, qu’en son temps il a traduit du persan vers l’hébreu. Qu’est-ce qu’un péché, donc, à notre époque, dans notre monde ? La question semble avoir heurté Ruby Namdar, qui délaisse soudain la petite cuillère dans une tasse à café désormais vide : « Allons ! Qu’on le veuille ou pas, nous sommes des créatures morales et savons, au fond, reconnaître un péché. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient – islamistes, chrétiens, juifs –, se nourrissent précisément de cet effacement de toute référence religieuse de notre âme collective. »
« Nous ne croyons plus que nous sommes sacrés ! »
Impossible d’y échapper, bien que nous soyons sensibilisés au fait qu’il est malpoli de juger notre prochain. Reste que si Andrew Cohen est en proie à des visions dantesques de sa ville en ruines et voit sa vie en miettes, à croire qu’elle n’a jamais été rien d’autre que du pain rassis, c’est qu’il a péché. Cohen avait péché. Et son péché n’est autre que l’orgueil que nous tous, modernes et affranchis des culpabilités néfastes à notre développement personnel, cultivons à l’envi.
Nous nous suffisons. Tant qu’un minuscule accident de parcours ne nous contraint pas à examiner les abysses de notre propre existence. Dans le cas du professeur Cohen, il s’agit d’une promotion qui lui file sous le nez au dernier moment, de surcroît au profit d’une ancienne étudiante ou, peut-être, de l’essoufflement de sa liaison avec la jeune Ann Lee, voire des deux. L’immense mérite de Ruby Namdar, c’est de dépasser l’individuel pour atteindre l’universel – définition même de la littérature. Ce qui est arrivé à Cohen, peut arriver à n’importe lequel d’entre nous, peu importe la tradition ou la religion dont il est issu. Où, alors, chercher secours ? Chez un psy, vu que l’édifice religieux que l’on honore de notre présence à l’occasion des grandes fêtes ne paraît pas trop sérieux, à l’instar de la synagogue dans laquelle Cohen faisait de rares apparitions : « Anshei Shalom, la synagogue qu’il fréquentait, était particulièrement progressiste, pour ne pas dire avant-gardiste. À l’exception de quelques versets choisis pour leur valeur poétique par les rédacteurs du New Holiday Prayer Book, presque tout le service se déroulait en anglais. […] En recherche constante d’adaptation, Anshei Shalom incarnait à la perfection le désir d’égalité, le multiculturalisme, l’humanisme et la politique de gauche libérale qui flottaient dans l’air du temps. » En 1964, lors d’un concert à Montréal, Leonard Cohen a poussé un cri d’illuminé : « Il y a une terrible vérité qu’aucun écrivain juif d’aujourd’hui n’a envie d’examiner. Cette vérité est que nous ne croyons plus que nous sommes sacrés ! » Ruby Namdar relève le défi consistant à prouver que nous nous trompons. Avec succès.
Ruby Namdar, La Maison de ruines, Belfond, 2018, 23 euros.