C’est à des riens qu’on se sent étranger. Le visiteur de passage et l’« immigré de souche », anciennement installé en Grande-Bretagne, ont dû penser la même chose durant la folle semaine où le pays a été suspendu aux bulletins de santé d’Elizabeth II, reine d’Angleterre et monarque des seize royaumes du Commonwealth : on ne devient pas anglais.
D’une santé robuste, Elizabeth Alexandra Mary Windsor, 87 ans, a l’habitude de tenir ses engagements, visites au pape, inaugurations d’hôpitaux et ouvertures de chasse à courre sur ses terres écossaises. Cette semaine-là, pourtant, elle a dû se faire porter pâle.
Son armée d’attachés de presse, à Buckingham Palace, s’est immédiatement employée à rassurer ses sujets : il s’agissait « probablement », disaient-ils, d’une gastro-entérite.
À peine le mot est-il prononcé que la BBC et autres médias du pays consacrent de longs reportages à cet intéressant sujet, qui ouvre tous les bulletins d’information.
Les correspondants royaux, postés devant les portes du château de Windsor, où la colique a surpris la souveraine, essaient de répondre aux questions empressées des présentateurs : « Que pouvez-vous nous dire de plus sur cette gastro-entérite ? » Ils brodent comme ils peuvent. Mais pas de plaisanterie, ni de sourire en coin. On ne rigole pas avec les intestins de droit divin.[access capability= »lire_inedits »]
Des professeurs d’université sont conviés à s’exprimer, tel Chris Hawkey, professeur en gastro-entérologie à l’université de Nottingham, invité du sérieux et très écouté Today Programme de BBC Radio 4. Un lundi à 8 heures, Chris Hawkey dispense donc à la nation une leçon sur la royale diarrhée.
On guette en vain la plus infime trace d’ironie. Quand il s’agit de la reine, l’humour britannique n’a plus cours. Son séjour de vingt-quatre heures à l’hôpital privé King Edward VII, « en observation », est même commenté avec une légère appréhension, une certaine gravité dans le ton. Les grands titres de la presse quotidienne, du conservateur The Times au travailliste The Guardian, mentionnent en première page les troubles intestinaux de Sa Gracieuse Majesté.
La vérité réside parfois au fond d’une cuvette. L’affaire des boyaux de la reine révèle la double nature de la Grande-Bretagne, démocratie parlementaire et monarchie de droit divin, centre de la finance mondiale et ancien régime teinté de mysticisme médiéval. Cette schizophrénie née de la fusion entre passé et présent explique, par exemple, que la très conservatrice Angleterre ait donné naissance au mouvement punk. Et qu’on ait pu voir, en 2002, 200 000 Britanniques braver, des heures durant, la pluie et le froid pour se recueillir devant le corps de la reine-mère, aristocrate dilettante qui n’avait jamais régné.
La reine a deux corps, l’un mortel, l’autre éternel ou, pour reprendre les termes du best-seller d’Ernst Kantorowicz, paru en 1957, Les deux corps du roi, un corps naturel et un corps politique. Le corps de la reine est celui de la nation ; son coeur bat dans la poitrine de ses 60 millions de sujets. Il est la propriété de tous, tout comme le ventre de Kate Middleton, duchesse de Cambridge, réceptacle du futur héritier du trône. Quelques semaines avant la gastro-entérite d’Elizabeth II, un article de l’historienne et écrivain Hilary Mantel, paru dans la London Review of Books, avait provoqué la colère des tabloïds : elle avait osé décrire les infortunées épouses de Henri VIII comme des « vagins royaux » et, plus grave encore, s’était indignée que Kate Middleton fût encore condamnée à pareil traitement. De New Delhi, le premier ministre David Cameron s’était fendu d’une réprimande, enjoignant à l’auteur de se montrer plus respectueuse.
On dit souvent que l’inconscient royaliste des Français persiste à travers la monarchie républicaine inventée par de Gaulle. C’est sans doute vrai. Espérons cependant que nous ne sommes pas prêts à tenir les (éventuels) embarras gastriques du chef de l’État pour une affaire d’État et qu’on nous dispensera de visite guidée à l’intérieur des entrailles présidentielles.
Ne serait-ce que pour cette raison, ça valait le coup de prendre la Bastille.[/access]
*Photo : Commonwealth Secretariat.
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