L’odeur de peinture trahit la précipitation des derniers mois. « Le plus difficile a été de trouver des locaux », confie Toby Young. En quinze mois, ce quadragénaire jovial, chroniqueur bien connu des Anglais, est devenu le visage de la nouvelle croisade de l’éducation, version tories.
Une ancienne école pour enfants handicapés désaffectée a fait l’affaire. Les bâtiments principaux en brique marron ont été rebaptisés « Alpha » et « Bêta » et les pavillons, « Athéniens », « Corinthiens », « Olympiens » et « Spartiates ». À l’heure de la récréation, des élèves de sixième en uniforme noir, cravate bleue rayée blanc et écusson en latin (Sapere aude « Ose le savoir »), se pressent dans la cafétéria pour leur deuxième tasse de thé de la journée. La West London Free School, nichée dans le quartier de Hammersmith, est l’œuvre de parents d’élèves énergiques et influents, et la vitrine d’un mouvement censé révolutionner l’éducation du pays. Coupes budgétaires obligent, 140 millions d’euros ont été pêchés dans le budget de rénovation des bâtiments d’écoles publiques existantes pour permettre aux Free Schools de voir le jour.
Le système éducatif anglais, complexe et confus, repose, par surcroît, sur une aberration sémantique : les mots ne disent pas ce qu’ils devraient dire. En Angleterre, 93% des enfants vont à l’École publique tandis que 7% fréquentent des Public Schools, lesquelles, comme leur nom ne l’indique pas, sont des institutions très privées, à l’instar des plus connues, Eton, Westminster et Charterhouse.[access capability= »lire_inedits »] Les frais de scolarité varient de 3 500 à 35 000 euros par an et par enfant. Détail important : la plupart des ministres de David Cameron sortent de ces établissements.
Parmi les écoles publiques, 15 % sont confessionnelles et financées par l’État : anglicanes, catholiques, juives, musulmanes, hindoues, sikhs, il y en a pour tous les goûts. « Il y a même des établissements fondés sur les préceptes de la méditation, vous savez, celle qu’aimaient les Beatles », explique Melissa Benn, auteur d’un essai très étayé paru récemment : School Wars, The Battle for Britain’s Education. Libres de choisir les élèves comme bon leur semble, en fonction de leur niveau et de l’assiduité religieuse de la famille, « ces écoles religieuses financées par le contribuable sont très sélectives et privent ainsi l’enseignement public non-religieux des meilleurs élèves de chaque quartier », ajoute Melissa Benn. Elles contribuent à pérenniser le séparatisme rampant de la société. « Les écoles religieuses vivent en vase clos, remarque-t-elle encore. Mes filles ne rencontrent jamais les élèves de l’école juive d’à côté. Leurs écoles n’ont rien de commun : horaires, cursus, enseignement et activités extra-scolaires diffèrent totalement. »
On imagine qu’au moins, les écoles publiques non-religieuses – qui représentent 85 % du total – ¬constituent un « Service public unifié », comme on dirait outre-Channel. Nenni. Suivez bien car elles se divisent en deux groupes : d’une part, les écoles dépendant des autorités locales ; de l’autre, celles qui sont directement financées par le gouvernement central. Cette différence paraît subtile : elle est cruciale, car elle instaure dans les faits une éducation publique à deux vitesses. Ce sont ces écoles dépendantes des autorités locales, que l’on appelait Academies sous Tony Blair, que les tories désignent aujourd’hui par l’appellation « Free Schools ». Depuis une quinzaine d’années, sous-financées et négligées par l’administration centrale, elles s’attirent les foudres de la presse Murdoch. Après les vingt-quatre qui viennent d’ouvrir leurs portes, le gouvernement de David Cameron espère que plusieurs centaines de nouvelles Free Schools auront été créées d’ici la fin de son mandat en 2014.
Toby Young, qui nous reçoit dans la cafétéria de la West London Free School, tasse de thé et biscuit à la main, en est presque le porte-parole officiel. Cet ancien journaliste de Vanity Fair et du Daily Telegraph a un pedigree idéal : il est le fils de Michael Young, lord travailliste et sociologue à qui on doit le terme « méritocratie ». Condisciple de Cameron à Oxford, il a réussi, grâce à un carnet d’adresses bien rempli, à convaincre les conservateurs d’encourager la création, par des parents d’élèves insatisfaits, d’établissements d’excellence. L’idée tombait à pic pour illustrer la « Big Society » chère à Cameron, cette société civile qui prend son destin en main… permettant au gouvernement d’investir seulement 3,9% de son PIB dans l’éducation contre 5,9% en moyenne pour les pays de l’OCDE (et 6,6% en France).
Pour Toby Young, l’aventure a commencé par un choc : « J’ai quatre enfants âgés de 3 à 8 ans. Ma femme m’a dit un jour : pour inscrire nos enfants dans une bonne école, nous avons trois options : déménager, prendre un crédit et choisir le privé, ou postuler pour une école religieuse en jouant les dévots. J’ai pensé qu’il était temps d’agir. » Profitant de sa notoriété, il fait campagne. La presse Murdoch applaudit et tous les parents de la classe moyenne, qui rêvent d’écoles privées sans en avoir les moyens trouvent en lui leur archange Gabriel. Rachel, jeune mère travaillant dans la publicité croisée devant l’établissement, est très satisfaite : « Nous habitons le quartier et voulions que notre fils de 11 ans apprenne le chinois et le latin dans une école stricte. Nous avons eu de la chance, l’école a eu 500 demandes pour 120 places. Le proviseur nous a fait une très bonne impression. » Le headmaster, Thomas Packer, à la carrure imposante, porte en effet très bien la toge traditionnelle de professeur à la Harry Potter.
Les Free Schools s’inspirent d’initiatives introduites en Suède dans les années 1990 et du mouvement américain des Charter Schools. Ce que les tories omettent de dire aux Britanniques, c’est que les Suédois commencent à revenir d’un système qui a introduit le ver du profit dans l’enseignement public. Quant aux Charter Schools américaines, financées par les contribuables et des philanthropes mais gérées suivant les principes du secteur privé, une étude de l’université de Stanford de 2009 a démontré leur impact néfaste sur la mobilité sociale et leur contribution active à la ségrégation socio-culturelle dans leur quartier. Melissa Benn est convaincue que l’avenir des Free Schools est la privatisation, explicite ou non : « L’objectif non avoué du gouvernement Cameron est clair. À long terme, les Free Schools opéreront dans un but lucratif. Ce sont en fait de fausses écoles privées. Si les conservateurs remportent seuls les prochaines élections, sans l’aide des libéraux-démocrates, je ne donne pas cher de leur mission de service public. »
Les modèles gallois, écossais et nord-irlandais sont encore différents.
Des chaînes d’écoles très « corporate »
Créée par deux gérants de hedge funds, Arpad Busson et Paul Marshall, ARK (Absolute Return for Kids) est l’une de ces chaînes d’écoles que l’Angleterre a vu fleurir ces dernières années. Ces « chaînes caritatives » récoltent l’argent public et gèrent des établissements scolaires sur la même ligne que les Free Schools. Il s’agit, dit l’ARK, d’offrir aux enfants désavantagés (mais doués) une éducation à la hauteur de leurs aptitudes. Il semblerait cependant que la vision très personnelle de ses fondateurs teinte la nature même de l’entreprise. Paul Marshall a récemment déclaré : « En tant qu’anglican pratiquant, j’estime que nous avons tous été créés à l’image de Dieu et que l’éducation est la clé afin que chacun réalise son potentiel. J’affirme que l’École publique a failli dans sa mission auprès d’au moins deux générations d’enfants désavantagés. » Les gouvernements de Tony Blair, et maintenant de David Cameron, qui ont dépossédé de ses moyens l’École publique au profit des Academies et des Free Schools n’ont-ils pas aussi failli dans leur mission ?
Éducation libérale contre éducation classique
Vu de France, le mode d’enseignement anglais a de quoi rendre perplexe. Tout d’abord, il varie énormément selon les établissements qui peuvent choisir librement cursus, rythme scolaire et même leurs dates de vacances. Ensuite, les matières de base comme l’histoire et les langues étrangères ne sont plus obligatoires à partir de 14 ans. Tony Blair a rendu optionnel l’apprentissage d’une langue étrangère en 1994. L’enseignement du français en Grande-Bretagne a ainsi perdu la moitié de son contingent, soit 150 000 élèves, en seulement sept ans. Le latin a totalement disparu du curriculum public, et les élèves peuvent se spécialiser dans seulement trois matières dès la troisième.
Toby Young fait partie de ceux qui prônent le retour d’un enseignement plus varié et généraliste, au moins jusqu’à 16 ans. Comme Michael Gove, ministre de l’éducation britannique, il est favorable au E-Bac, ou bac à l’anglaise. C’est la raison pour laquelle la West London Free School fait la part belle au latin, à l’histoire, aux langues étrangères, aux sports de compétition, à la musique, aux parties d’échecs et aux joutes verbales au sein d’ « associations de débats ».
Il semblerait que la gauche libérale anglaise ne puisse à la fois combattre la privatisation rampante du secteur public tout en approuvant l’élitisme pour tous. Le spectre du retour d’un enseignement généraliste classique, et donc, à ses yeux, la reproduction d’un système de classes, demeure insupportable.[/access]
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