Jonathan Sumption, haut magistrat à la retraite, érudit et distingué, est à la tête de la révolte contre le confinement. Selon lui, les règles imposées aux Britanniques en l’absence d’un contrôle exercé par le Parlement sont une insulte à une tradition libérale séculaire.
De tous les profils de meneurs du mouvement anticonfinement au Royaume-Uni – journalistes et intellos étiquetés à droite, politiciens libertaires et souvent brexiteurs, simples fous complotistes comme le frère de l’ex-leader travailliste, Jeremy Corbyn –, le plus insolite est certainement Jonathan Sumption, l’un des juges les plus éminents du royaume, ancien magistrat à la Cour suprême et, comme tel, porteur du titre de courtoisie de « Lord Sumption ». À la retraite depuis 2018, il s’est fait connaître aussi comme historien de la guerre de Cent Ans, à laquelle il a consacré une énorme étude en quatre volumes avec un cinquième à paraître. L’Université française a rendu hommage à ses travaux en 2013 par un colloque que ce francophile et chevalier du Tastevin a accueilli au château de Berbiguières dont il est lui-même le propriétaire. Bourreau du travail, intellect archipuissant, il est depuis le mois de mars sur tous les fronts : presse, radio, télévision, YouTube, conférences publiques… afin de dénoncer, non seulement l’inefficacité des mesures adoptées par le gouvernement, mais aussi les procédures judiciaires utilisées pour les imposer aux citoyens. Pour Sumption, la tradition séculaire des droits constitutionnels britanniques est en train d’être piétinée sans qu’on lève le petit doigt.
Caprices ministériels
Comme d’autres critiques du grand enfermement, ce retraité de 71 ans en souligne les coûts économiques et psychologiques, surtout pour les jeunes qui, quoique les moins à risque sur le plan médical, auront à payer le tribut le plus lourd en termes de santé, d’emploi, de dette et de qualité de vie à l’avenir. Comme d’autres, il stigmatise l’insuffisance scientifique consistant à traiter tous les citoyens de la même manière, sans égard aux différences d’âge, de santé, de profession ou de région géographique. Mais à l’inverse d’autres rebelles, son érudition et son expérience le rendent à même de mettre en lumière le soubassement juridique des actions mises en œuvre par l’exécutif. Les interventions drastiques du gouvernement de Boris Johnson sont fondées principalement sur une seule loi, datant de 1984, qui permet au gouvernement de prendre des mesures d’urgence en temps de crise sanitaire. Cependant, d’après ce texte, les mesures de contrainte ne peuvent viser que des personnes infectées par une maladie, pas les gens en bonne santé. Au mois de mars, le Parlement a voté en une journée, sans travail préalable, une « Loi sur le coronavirus ». Elle renforce les pouvoirs du gouvernement sur la vie des citoyens malades, mais l’État ne les a pas utilisés. Pas plus que ceux, beaucoup plus larges, d’une « Loi sur les contingences civiles » votée en 2004 et modifiée en 2008.
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Si le gouvernement n’a pas voulu fonder son action sur cette dernière, c’est parce qu’elle prévoit un contrôle parlementaire régulier. Une autre loi nouvelle a augmenté massivement la capacité du gouvernement à dépenser de l’argent sans consulter le Parlement. Quant à l’imposition du confinement, des orientations générales publiées par l’administration sont traitées comme si elles avaient toute la force de la loi et les caprices des ministres sont reçus comme des décrets, la police britannique redoublant de zèle dans la recherche et la punition de citoyens fautifs. Pour Sumption, cette absence de fondement légal ouvre la porte à une extension préoccupante des pouvoirs du gouvernement, à une forme de totalitarisme sécuritaire exercé supposément pour le plus grand bien de tous. Ancien ténor du barreau adepte de l’hyperbole, il va jusqu’à évoquer un État espion dans le style de la Stasi de l’ancienne Allemagne de l’Est. Derrière ces effets de manche, on sent combien la docilité de la population est pour lui frustrante.
Allô ! Locke ? Montesquieu ?
Située dans un contexte à plus long terme, la crise du coronavirus – comme le Brexit dans une certaine mesure – participe à une guerre de territoires entre les trois pouvoirs classiques de l’État démocratique. En effet, tout équilibre durable entre ces trois pouvoirs est constamment déstabilisé par leur lutte incessante. Depuis au moins l’époque de Tony Blair, de nombreux changements constitutionnels sont venus affaiblir le pouvoir exécutif, surtout au profit des magistrats : le développement de nouveaux pouvoirs de contrôle juridictionnel, le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne, la création d’une Cour suprême dotée de pouvoirs étendus[tooltips content= »En septembre de l’année dernière, au paroxysme de la crise du Brexit, la Cour suprême a obligé Boris Johnson à rouvrir le Parlement qu’il avait prorogé. »](1)[/tooltips], ou le transfert au Parlement du pouvoir d’appeler à des élections, anciennement entre les mains du Premier ministre. Bien que membre de la haute magistrature, Lord Sumption avait déjà pris position dans cette lutte constitutionnelle, critiquant l’accroissement graduel du pouvoir des juges qui, à la différence des politiciens, ne sont pas élus et n’ont pas de comptes à rendre directement au public. Il a développé ces arguments l’année dernière dans une série de conférences pour la BBC, rassemblées ensuite dans un livre[tooltips content= »Trials of the State (2019). »](2)[/tooltips].
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Avec la pandémie, c’est maintenant l’exécutif qui prend sa revanche, mais cette fois aux dépens du Parlement, dont le pouvoir a été marginalisé avec une facilité déconcertante. Certes, la Constitution britannique a ses caractéristiques propres, mais l’exemple de Lord Sumption a le mérite de constituer un avertissement aux citoyens de tous les pays où l’État a échoué à contenir la pandémie, mais réussi à enfermer ses citoyens. Comme le dit Sumption : « Si la démocratie cesse d’exister, nous ne remarquerons pas ce fait… La façade restera debout, mais il n’y aura rien derrière… Et la faute sera la nôtre. » Là où il a sans doute raison, c’est que nous courons un grand danger si nous répondons à l’incompétence sanitaire de l’État par notre propre passivité politique.