Au XVIIIe siècle, des voyageurs français à Iassy, ville de Moldavie, croyaient assister à la rencontre de l’Orient et de l’Occident. Une rencontre intime, familière et même familiale. Les femmes étaient habillées comme à Paris, tandis qu’à leurs côtés, des hommes aux longues barbes se promenaient en turbans et en caftans colorés. C’étaient leurs maris.
Du reste, l’Orient et l’Occident ne se connaissent pas d’hier. Et il n’est pas non plus nécessaire de remonter à Trajan ou Constantin. Sur ces terres des confins, ils se rencontraient encore (ou déjà) au XIVe siècle à la cour des voïvodes moldaves, dans le « Gothique international » qui jeta, avant la Renaissance, les derniers feux d’un style médiéval européen donnant le ton à diverses formes artistiques, des Flandres à Constantinople en passant par la Bourgogne et l’Italie.
Aujourd’hui, à Iassy, les classes aisées apprécient volontiers l’ameublement gothique. Est-ce conscient ? Sur une affiche publicitaire, un tycoon de je ne sais quelle industrie pose avec son fils entouré de fauteuils et de panneaux en arcades brisées, pinacles et colonnades torsadées. Cela continue à faire français, sans doute, malgré l’effort continu de nos centres culturels en vue de présenter à l’étranger les dernières nouveautés en matière de « spectacle vivant » ou les derniers sursauts de l’Oulipo (L’Oulipo, demi-centenaire, toujours à l’avant-garde…). Il faut dire qu’en Roumanie, on a les idées larges. Par exemple, on voue encore au maréchal Joffre un culte sans arrière-pensées. Le Joffre, c’est aussi un petit four au chocolat en forme de cylindre (un peu haut, pour un képi).
Les opéras roumains donnent régulièrement la Chauve-souris, cette opérette de Johann Strauss dans laquelle de soi-disant gentilshommes français (en fait, des imposteurs infatués) échangent quelques rimes en fromage-dommage qui déclenchent toujours l’hilarité. Cette fois-ci (en janvier dernier), j’ai assisté au ballet Giselle d’Adolphe Adam. Le couple de danseurs étoiles venaient de Kichinev, capitale de Republica Moldova, dont les frontières se trouvent à quelques dizaines de kilomètres de Iassy. Le triomphe mérité fut ponctué par un discours du régisseur, qui annonçait une série de coopérations entre les opéras de Iassy et de Kichinev. L’émotion était grande parmi les spectateurs, peut-être de renouer avec les « frères » (en Roumanie, on a coutume de désigner les Moldaves ex-soviétiques sous le terme un rien condescendant de fratii), peut-être seulement parce que les danseurs, formés à l’école russe, étaient extraordinaires.
Un phénomène peut en cacher un autre. Et l’on ne sait jamais si la culture est dans le premier train ou le suivant. À l’opéra de Iassy, de jeunes ouvreuses étaient vêtues de longues jupes en étoffe épaisse de couleur grenat, orange ou bleu outremer et en corsage blanc relevé d’un boléro lui aussi richement coloré. Ces tenues somptueuses évoquaient la cour de Stefan cel Mare (1457-1504) ou Basile Lupu (1634-1653), deux grands voïvodes de Moldavie. Cette évocation historique tranchait avec l’idée folklorique que l’on se fait de la Roumanie et de ses éternels paysans. D’ailleurs, le malentendu a été entretenu sinon créé par la reine Maria (1875-1938), épouse du roi Carol II. D’origine britannique, elle tomba sous la charme de la Roumanie au point de croire qu’elle devait représenter son pays en s’habillant elle-même en costume populaire. Du reste, son mari, d’origine allemande (Hohenzollern), couronné en 1881, avait tout intérêt à faire passer son peuple pour une nation de paysans informes qu’il s’agissait désormais de façonner en sujets civilisés d’un royaume européen et moderne, en faisant table rase de tout ce qui dans le passé roumain pouvait contredire ou réorienter ce projet, par exemple la richesse de son histoire.
Et voilà que de jeunes Roumaines s’habillent comme à la cour de Basile Lupu. Le lecteur pointilleux et républicain est ébranlé. Mais il est aussi rassuré : il ne risque pas de nourrir des pensées nostalgiques et monarchistes en vue de remettre la Roumanie à sa dernière dynastie (les Hohenzollern). Tant qu’à faire, pourquoi pas à un milliardaire américain ?
Pourtant, on est volontiers royaliste pour les autres. C’est plus commode et plus excitant. Et cela épargne souvent de se perdre en vaines réflexions. L’abstraction est confortable. Dans les années 90, je me souviens d’un jeune homme qui sillonnait la Roumanie, rencontrait des avocats, des syndicalistes, des professeurs. À la limite du voyage touristique et de l’action clandestine, cette entreprise à la fois abstraite et très concrète se proposait de mesurer (ou d’encourager) le soutien populaire à la cause du prétendant. Il faudrait surtout mesurer ce qui, dans ce grand dessein, relevait de l’humilité face au mystère du sacre et ce qui, plus simplement, relevait de nostalgies monarchistes.
Reste le problème de l’identité. En guise de héros nationaux, la Roumanie s’est choisie trois bandits, Crisan, Horia et Closca, auteurs d’une révolte contre le joug des seigneurs hongrois en Transylvanie à la fin du XVIIIe siècle. La Roumanie, nation de bandits. Si ce sont les Roumains eux-mêmes qui le disent… Oublié le gothique international et la cour des principautés valaque et moldave qui n’avaient rien à envier – par dessus les voisin hongrois – à plus d’un prince allemand du Saint empire.
Dans le café Select (où l’on peut déguster le Joffre), un livre est posé sur la table, à la disposition des clients. Il s’agit d’un long entretien avec une célèbre traductrice de la littérature anglo-saxonne. À l’occasion, elle rappelle que le ministre de la Culture qui dans les années 50 a supprimé du dictionnaire le mot Crâciun (Noël) s’appelait… Madame Crâciun. Aspect de l’autodénigrement.
Mais il ne faut pas désespérer. Crâciun a reparu dans le dictionnaire. D’autre part, la profondeur lexicale de la langue roumaine est un gage de résistance. Ne serait-ce que pour exprimer le mot fête, on aura le choix entre sărbătoare (du latin), zaiafet (du turc), petrecere (latin), bairam (turc), chef (turc), ospăț (latin), chiolhan (turc), benchet (ruthénien), festin (français), praznic (slave). Ajoutons même, pour ceux qui craignent que les mauvaises réformes soient irréversibles, que les Roumains ont parmi les premières mesures prises en 1990 rétabli l’orthographe originelle des homophones â et î. À des fins de simplification et aux dépens de toute considération étymologique, on avait généralisé le î en supprimant le â. Le verbe chanter, par exemple, qui se dit a cânta, s’était vu désormais orthographié a cînta. Cela concernait aussi des noms propres comme la ville de Târgu Mureș, devenue subitement Tîrgu Mureș. Il paraît que c’était plus facile à écrire. Mais aussi un peu plus difficile à lire. Cruel dilemme. Résolu : après quarante ans de pratique sans phrase, on est revenu, sans phrase, à l’orthographe étymologique.
Il ne faut pas avoir peur du changement. Le centre commercial flambant neuf de la ville, splendide mais peu adapté à l’activité commerciale, sera sans doute un jour transformé en salle de concert. Ou en basilique. À Iassy, on a construit dans les années 90 une nouvelle cathédrale catholique en forme de station spatiale. Sans doute posée en terra incognita (ou in partibus infidelium ?). Elle se trouve juste à côté de l’ancienne petite église où jusqu’aux derniers instants du régime communiste on a célébré la messe à peu près comme avant le concile Vatican II. Rome était loin. Et l’environnement orthodoxe était proche, plus sensible aux mystères du rituel qu’aux évidences de la messe animée. En tout cas, c’était avant que l’on enfourchât l’oecuménisme comme une machine à avancer dans le temps. De fait, l’Église catholique a gagné de nombreux fidèles à Iassy, en distribuant des paniers repas. Il fallait bien construire plus grand. Voir plus grand. Voir loin.
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