Matéi Visniec est né en 1956 dans la Roumanie communiste et ses premiers textes y furent interdits. Réfugié en France, il est devenu depuis les années 1990 un dramaturge en vue, l’un des plus joués au Festival off d’Avignon. Ses pièces ont été créées à Paris notamment au Théâtre du Rond-Point et au Studio des Champs Élysées. Depuis la chute du régime de Ceausescu, Matéi Visniec est l’un des auteurs vivants de langue roumaine les plus célébrés dans son pays et ailleurs. Le Marchand de premières phrases : roman kaléidoscope, publié par Jacqueline Chambon chez Actes Sud début 2016 a reçu le Prix Jean-Monnet de littérature européenne.
C’est le traducteur du roman en français qui a pris soin d’ajouter le sous-titre, cette précision à la fois facile et éclairante sur la nature de l’œuvre : un roman « kaléidoscope ». Le lecteur roumain n’aurait-il donc que faire de cet avertissement ? Visniec, comme Radulescu et quelques autres, ont pris l’habitude de considérer et de dépeindre la Roumanie comme un spectacle joyeusement absurde, où les failles dans le réel se trouvent partout, où la stabilité est une illusion importée de l’Occident. Le vent qui souffle ici, l’inspiration qui guide ces auteurs, leur suggère de ne jamais se fier à la solidité du sol sur lequel leurs pieds reposent. Si ce ne sont pas les chars soviétiques qui viennent tout ficher par terre, ce sera bien autre chose.
Le marchand de premières phrases est effectivement un roman à double, triple, sextuple fond, qui tourne sur lui-même et transforme la réalité à mesure que le regard se déplace d’un cadre narratif à un autre. On croit découvrir son « fil rouge » dès les premières pages, et l’illusion tient la route pendant les trois quarts du roman : un auteur qui peine à se faire connaître rencontre, à l’occasion d’un cocktail à la Société des Gens de Lettres, un certain Guy Courtois, marchand d’incipits mythiques destinés à propulser n’importe quel romancier jusqu’au Nobel. « Ça a commencé comme ça. » c’est lui, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » aussi. « Je suis l’homme invisible. » également. Enchanté et fébrile, le narrateur envoie ses bonnes feuilles à Courtois, des débuts de romans, des nouvelles, des poèmes de styles divers, pour que celui-ci puisse lui fournir sa première phrase.
L’éclair de génie ne vient pas. Les histoires, les personnages, les lieux, les époques s’enchâssent les uns dans les autres, la graphomanie du narrateur devient inquiétante. Une certaine Mademoiselle Ri apparaît en rêve, en réalité, disparaît, se fond en lui. Un certain Bernard se noie dans la grande marée à Deauville. Le frère d’un des narrateurs travaille aux « States » sur le programme Patch, destiné à capter toutes les vibrations d’un esprit et d’un corps pour les transcrire en mots, en livres. Il n’y a plus d’écrivains, seuls les programmes de transcription se chargent d’analyser et d’organiser nos pensées, nos rêves, nos souvenirs.
Alors, en définitive ? Le narrateur principal est-il vivant ou mort ? Errant dans le désert entre Los Angeles et Las Vegas ? Un homme ou une machine ? Que le lecteur se rassure, ce roman kaléidoscope finit par livrer son secret. Des pages, les dernières, sont écrites pour de bon, ne changeront pas de sens.
Le roman de Matéi Visniec est un plaidoyer pour la littérature, pour les cafés et l’effervescence intellectuelle de la Mitteleuropa que n’égaleront jamais les raffinements les plus pervers de la biotechnologie. « La mort ne devrait pas laisser de fenêtres ouvertes derrière elle » murmure finalement Guy Courtois à l’oreille du romancier.
Le marchand de premières phrases : roman kaléidoscope, de Matéi Visniec, Jacqueline Chambon/Actes Sud, traduit du roumain par Laure Hinckel, 368 pages.
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