Mon brillant camarade de salon, Marc Cohen, estime que Jean-Marc Rouillan est un con. J’aimerais, s’il m’y autorise, nuancer son propos. Le problème est que ce con, après vingt ans de taule orwellienne (le QHS, c’est le goulag de la démocratie), dort de nouveau en prison. Une incarcération générale des cons serait certainement souhaitable et même salubre. On risque cependant d’aggraver dans des proportions inquiétantes une surpopulation pénitentiaire déjà angoissante et, dans le même temps, nous priver d’un nombre important de nos élites autoproclamées.
Plus sérieusement, ce que n’ont eu de cesse de réclamer Action Directe en général et Jean-Marc Rouillan en particulier, c’est un statut de prisonnier politique. La gauche, en 1981, formidable paveuse de bonnes intentions sur la route de l’enfer, a supprimé ce statut, au motif qu’une démocratie aussi parfaite que celle qui allait advenir ne saurait plus tolérer de personnes détenues pour leurs idées. Ainsi le corse, le basque et le gauchiste se sont-ils retrouvés « droits communs », c’est-à-dire au milieu de gens qui étaient davantage préoccupés par l’envie de les sodomiser dans les douches que par celle de débattre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou de la nécessité de la lutte armée contre le capital. C’était d’ailleurs la technique utilisée par tous les totalitarismes, et notamment le nazisme, que de procéder à ce mélange cauchemardesque des genres.
À l’inverse, on peut lire quelque part dans les Mémoires de Léon Daudet des scènes étonnantes sur les prisonniers politiques reconnus comme tels dans la France de la Troisième république. Le vieux lion maurassien raconte comment, dans le couloir qui leur était réservé, régnait une manière d’autogestion – les cellules restaient ouvertes, et les Camelots du Roi conversaient sans façon avec les anarchistes. Il faut donc croire qu’en cette matière comme dans d’autres, le progrès est une jolie illusion, et qu’une prison française de 2008 (qu’un récent rapport européen plaçait presque au dernier rang, juste avant la Moldavie) est plus proche d’un camp totalitaire qu’une geôle du temps de Félix Faure.
Jean-Marc Rouillan n’est pas un con, c’est un symptôme. Celui d’une barbarie démocratique qui veut refouler sa part maudite. Qui peut se vanter en France d’avoir été puni aussi durement et aussi longtemps que les membres d’Action Directe ? Même les assassins d’enfants finissent par être libérés comme les terroristes iraniens quand des intérêts diplomatiques supérieurs sont en jeu. Et Action Directe, que je sache, n’a jamais déposé de bombes dans des cafés, des stations de métro ou des grandes surfaces. Ses membres ont désespérément, romantiquement (connement ?) voulu établir un rapport de force avec un capitalisme en pleine mutation qui allait systématiquement considérer le facteur humain cher à Graham Greene comme une variable de gestion.
Abattre un patron d’entreprise nationalisée devant son domicile est inacceptable. Licencier par dizaines de milliers des ouvriers, transformer des villes entières du Nord et de l’Est en friches gigantesques, provoquer des suicides, des divorces, des dépressions l’est tout autant. En laissant mourir de mort lente les militants d’AD, en organisant pendant des années un silence médiatique seulement troublé de loin en loin par quelque comité de soutien rendu inaudible par la compétente administration de l’amnésie des démocraties spectaculaires-marchandes, c’est sur cette réalité têtue qu’on a voulu poser une chape de plomb. Cachez cet ensauvagement de l’économie que je ne saurais voir. Tartuffe comme figure de l’inconscient national.
Oublier Action Directe, c’était oublier ceux qui s’étaient opposés le plus brutalement à cette destruction programmée de l’État-providence par une « génération lyrique » qui, non contente d’avoir raté 68, l’avait en plus transformé en contre-révolution durable dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. On pourra lire à ce propos les livres de Michel Clouscard et notamment le prophétique Néofascisme et idéologie du désir, qui date de 1973, et qui vient d’être réédité chez Delga[1. Et aussi celui du Canadien François Ricard, La génération lyrique, réédité il y a quelques années par Climats. (EL)].
Plus grave encore, cette réincarcération de Rouillan révèle un glissement du juridique au théologique assez étrange dans un État de droit. Rouillan est retourné en prison parce qu’il est, même implicitement, considéré comme relaps. C’est la logique de l’Inquisition ou celle du tortionnaire de la salle 101 dans 1984 : le système exige non seulement un châtiment mais aussi une abjuration et pour finir, il prétend être aimé de celui qui a voulu le détruire.
« Il aimait Big Brother », écrit Orwell à propos de Winston Smith, son héros qui connaît dans cette dépossession ultime, cette perte totale de son identité, la plus atroce des défaites. On aurait bien voulu, dans un lâche soulagement, que Rouillan soit notre Winston Smith – et qu’il en vînt, donc, à aimer cette « démocratie » contre laquelle il avait pris les armes. Pour l’instant, c’est raté. C’est presque rassurant.
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