Dans un documentaire, Roman Polanski revient dans la ville où il a vécu enfant, en compagnie de son ami photographe Ryszard Horowitz, survivant de la Shoah.
Risquera-t-on le parallèle ? En 1977, Roman Polanski, 44 ans, est poursuivi par la justice américaine pour le viol de l’adolescente Samantha Gailey, 13 ans, dans la maison de Jack Nicholson, à l’occasion d’une séance photo pour Vogue qui, arrosée au champagne, se poursuit dans le jacuzzi pour s’achever par une sodomie sur le divan. Qu’importe que le cinéaste, condamné, ait purgé sa peine aux États-Unis ; que Samantha, en réparation, ait accepté de toucher plusieurs centaines de milliers de dollars ; qu’elle ait ensuite publiquement pardonné à son « agresseur », jusqu’à défendre sa cause contre l’hystérie médiatique et contre la furie vengeresse des féministes de profession encartées chez #MeToo. Peu importe que Samantha, qui frise désormais la soixantaine, doive encore supplier la planète entière de passer l’éponge sur cette affaire judiciaire qui date de près d’un demi-siècle ! Elle colle tellement à la peau du proscrit qu’encore aujourd’hui, menacé d’extradition, l’émérite réalisateur de Rosemary’s Baby, du Pianiste ou de J’accuse, exclu de l’Académie des Oscar, vilipendé par les Tartuffe de la bien-pensance, inlassablement traqué par Interpol, harcelé par quelques harpies supposément violées elles aussi par ce monstre dans leur prime jeunesse, ne peut se déplacer librement que dans trois pays, la France (où il vit), la Pologne (où il a passé toute son enfance) et la Suisse. La traque continue.
Quel rapport avec Promenade à Cracovie qui sort ce mercredi en France dans une dizaine de salles à peine ? L’opprobre attaché à cet unique et lointain mauvais pas du cinéaste empêche manifestement certains, chose tout de même incroyable, de considérer ce documentaire infiniment émouvant pour ce qu’il est : le retour de deux très vieux amis, juifs l’un et l’autre, Ryszard Horowitz et Roman Polanski, sur les lieux même où la terreur nazie a piégé leur enfance. Non, il faut encore que certaines âmes vertueuses chipotent au presque nonagénaire Polanski le droit de revenir sur ses traces pour la première fois de sa vie, d’arpenter le théâtre d’épouvante dont lui et son ami ont réchappé par miracle. Bref, la tentation qui, selon Michèle Halberstadt, patronne du distributeur l’ARP, se serait fait jour chez quelques exploitants de boycotter la programmation du film en salles, a partie liée avec l’ostracisation qui frappe toujours Roman Polanski.
Polanski s’est construit, comme artiste et comme homme, sur cette toile de fond terrifiante que son hypermnésie lui restitue et dont ses mémoires, Roman par Polanski, rendaient déjà compte en 1984. Rendons-lui cette justice de rester, à 89 ans, en dépit de cet infernal acharnement contre lui (sans compter le traumatisme de l’assassinat de son épouse enceinte, Sharon Tate, en 1969, par ces tordus de la secte de Charles Manson !) un vieillard alerte, joyeux, extraordinairement vivace. Tel apparaît en effet Polanski dans Promenade à Cracovie : déambulant d’un bon pied aux côtés de son vieil ami le fameux photographe Ryszard Horowitz (qui fut l’assistant puis le disciple du grand Richard Avedon), dans cette ville où s’est brisée leur enfance. Horowitz fait partie de ces rescapés de la Shoah qui, tout comme ses parents et sa sœur, doivent la vie sauve à l’industriel Oskar Schindler. Ryszard n’avait que quatre ans lorsqu’il est arrivé à Auschwitz, en 1944, cinq quand le camp est libéré par l’armée soviétique en janvier 1945. De trois ans son aîné, Roman, lui, fut exfiltré du ghetto par des mains amies, puis recueilli à la campagne chez de très pauvres paysans. Il retrouvera son père au sortir de la guerre. Ni sa grand-mère, ni sa mère n’auront eu la même chance…
Ponctué de quelques photos ou films d’archives (dont cette séquence où l’on reconnaît le petit Horowitz derrière les barbelés du camp à peine libéré par les troupes soviétiques, en 1945), le moyen métrage de Mateusz Kudla et Anna Kokoszka-Romer n’est pas le récit circonstancié de ces jeunes destins malmenés par l’Histoire. Mais bien plutôt un passionnant document sur le travail de la mémoire. Car les deux hommes n’étaient jamais retournés ensemble à Cracovie. L’un vit à New-York, l’autre à Paris. Ils ont fait le voyage pour confronter le souvenir qu’ils gardent chacun de cette période. Tout remonte à la surface. Leur complicité amicale n’est pas mise en scène : au début, on voit même Polanski chercher une paire de ciseaux pour… couper les poils du nez qui déparent le visage de son vieux camarade ! Au cimetière juif où ils évoquent ce passé « dont il ne reste que des fantômes », on les voit partir tous les deux d’un énorme fou-rire. À un autre moment, Polanski souffle à son compagnon : « sortons d’ici, je t’en supplie. Je ne supporte pas les églises, les synagogues »… En voix off, c’est Rydzard qui rétrospectivement, de sa voix douce, commente ces retrouvailles. Lui à qui Roman demande soudain de lui montrer le tatouage qui, quatre-vingt ans après, marque toujours son avant-bras : matricule B14438. Voilà Roman qui raconte comment son père, le jour de la liquidation du ghetto, coupe les barbelés et ordonne à son fils de filer. Voilà encore Roman, montant les escaliers de l’immeuble familial qui, seul de la rue, conserve aujourd’hui sa couleur grisâtre, entrant dans l’appartement dont ses parents furent chassés. « J’ai compris qu’on nous emmurait », dit-il à propos de l’ancien ghetto dont il ne reconnaît rien à présent : « c’est DisneyLand », dit-il, avouant ne pas trop comprendre le symbolisme de ces chaises disposées pour le « devoir de mémoire ».
Non, décidément la mémoire n’est pas un devoir, mais une force agissante : elle surgit au coin du bois, déformée sans doute, mais intacte. Le maudit, ce n’est pas Polanski : c’est ce temps-là. Il nous saute à la figure.
Promenade à Cracovie. Documentaire de Mateusz Kudla et Anna Kokoszka-Romer. France, 2023, couleur et noir et blanc. Avec Roman Polanski et Rysard Horowitz. En salles le 5 juillet 2023.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !