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Roman hanté en Transylvanie (2)


Roman hanté en Transylvanie (2)

Ayant déjà évoqué la lucidité ironique de La croisade des enfants, j’aimerais aborder à présent sa part enchantée. « Du moment que dada Angelica de Ferentari croyait encore au pouvoir magique des cartes, […] dire avec malveillance que le monde avait perdu son charme, qu’il n’y avait plus de sortilèges, ne pouvait pas être absolument vrai, ce ne pouvait être que l’expression de l’envie de ceux qui étaient sourds au chant ensorceleur du monde. » L’art romanesque de Florina Ilis noue de manière très singulière l’ironie et l’enchantement.

La croisade des enfants est un enchevêtrement d’envoûtements multiples. Ces envoûtements y sont, comme dans notre monde, les forces les plus agissantes, les plus puissantes, les plus réelles. Certains de ces envoûtements sont néfastes ; d’autres sont de nature ambigüe ; d’autres enfin sont l’action obscure de l’amour humain ou de la grâce divine.

Le train des enfants

Le train spécial des enfants à destination de Mangalia, entièrement réservé au départ des enfants en colonie de vacances au bord de la mer, vient d’échapper au contrôle des professeurs et des deux mécaniciens qui le conduisaient. Il vient de se soustraire, par surcroît, à celui de la police, du gouvernement et de l’Etat roumains. Il est désormais entièrement entre les mains des enfants. Les médias roumains et internationaux sont en effervescence et retransmettent en direct ce qu’ils baptisent bientôt, avec un soupçon de kitsch, « la croisade des enfants ».

Florina Ilis pénètre magistralement dans le mystère de leur imaginaire richement nourri de jeux vidéo et d’innombrables films d’action américains. Cet envoûtement est décisif, mais il n’est pas tout-puissant. La croisade des enfants est un événement ambigu et complexe, qui ne saurait se résumer à ce seul sortilège. L’autre envoûtement par les images, tout aussi puissant, est celui de beaucoup d’adultes et de gouvernants, portés, emportés, roulés par la vague d’une synchronie émotive planétaire.

Comme dans l’hilarante Embuscade à Fort Bragg de Tom Wolfe, La croisade des enfants met en scène la lutte féroce entre la narration romanesque déployant les faits dans leur inépuisable et fascinante complexité et la narration médiatique, la fable tonitruante tissée par les mass media autour des mêmes faits. Dans les deux romans, l’issue du combat est identique, et délectable : le rouleau-compresseur médiatico-émotionnel est somptueusement réduit en poussière. Dernier ensorcellement malfaisant, enfin : celui du culte de l’innocence et de la pureté, qui entraîne la dévotion de certains adultes pour les jeunes croisés.

Féerie enfantine et joie de l’événement

Viennent ensuite trois autres types d’envoûtements au sein desquels le Bien et le Mal sont inextricablement liés et dont La croisade des enfants explore la radicale ambiguïté. Le premier agit avant tout dans l’âme des enfants : c’est l’appel de l’imaginaire féérique, l’appel du monde magique enfantin. L’envoûtement par la magie et les bruissements. « La crise du train des enfants n’était, en fait, qu’un conte réel, le conte par où tout avait commencé, un conte que l’humeur des enfants, changeante comme les vents printaniers, élaborait d’un instant à l’autre en le modifiant ». Le versant noir de cet enchantement, c’est l’enivrement dans le sentiment d’irréalité, qui fait peser une lourde menace à la fois sur les enfants et sur les adultes.
Le second sortilège ambivalent est l’envoûtement par la magie euphorique de l’événement. Florina Ilis décrit avec une grande acuité la manière dont l’irrépressible joie de l’événement fait soudain irruption dans l’âme des adultes et des enfants et la submerge. Cette joie de se sentir soudain vivre, de participer à un mouvement collectif fatal, de vivre l’impensable et l’inouï, agit sur ses personnages comme sur nous. Elle peut les conduire au sublime comme au pire. Le troisième enchantement ambivalent est celui du blogueur Ilarie, champion toutes catégories du culte de l’innocence, dont l’âme énigmatique se partage entre une extraordinaire adoration mystique d’Internet et un culte tout aussi profond et sincère voué à la Sainte Vierge.

Des sorcières et des saints

Puis viennent les envoûtements bienfaiteurs : les rapports amoureux naissants qui surviennent dans le destin de plusieurs adultes ainsi que dans celui de deux enfants croisés ; les visions et les imprécations magiques de dada Angelica, la vieille sorcière, qui scrute à travers ses cartes la profondeur des âmes et qui résiste avec une rudesse intraitable à l’envoûtement moderne ; l’action souveraine de l’âme des morts dans celles des vivants.
Enfin, il y a les actions de la grâce divine et de la Sainte Vierge. Outre dada Angelica, trois personnages sont doués d’un charisme de prophétie : Madame Brediceanu, Irina de Moineşti et frère Emanuel. Ces deux derniers sont les seuls personnages intégralement dostoïevskiens de La croisade des enfants. Dans leur sillage surviennent plusieurs miracles d’une saisissante beauté. Quant à Madame Brediceanu, elle estime que « pour ceux qui savaient voir, les signes de l’avenir proche se trouvaient répandus partout dans le monde, […] [des signes] que Dieu envoyait pour réveiller les hommes une bonne fois de leur sommeil de sauvages » Sa voix n’est pas celle de Florina Ilis. Elle est simplement l’une des nombreuses voix stupéfiantes que son roman nous fait entendre.

La croisade enchantée et atroce des enfants est un miroir. Un miroir innocent et agissant, qui ignore tout des vérités qu’il reflète. Elle révèle l’infantilisme des adultes, l’infantilisme terrifiant de nos sociétés. Mais elle nous fait aussi entrevoir le versant caché et scintillant de notre néant spirituel, la lumière, la joie qui s’y tiennent aux aguets.

L’enfantin et l’infantile

L’enfance n’est pas l’innocence. Mais une question demeure encore en suspens. Une question plus difficile : les enfants sont-ils purs ? Si l’on entend par là qu’ils sont incapables d’accomplir le mal, qu’ils sont vierges de tout péché, la réponse est assurément négative. Les enfants sont purs pourtant en un autre sens : leurs passions sont pures. Leurs passions, bonnes et mauvaises, sont plus pures que celles des adultes : non pas meilleures, mais quintessenciées, plus brutes, plus vives. Les enfants, enfin, sont purs au sens où l’entend Péguy : ils sont ceux qui commencent, ils sont le commencer, l’émoi foudroyant du commencement. Ils sont les commençants. C’est à cet égard seulement que le Christ commande de les imiter. Et Florina Ilis parvient à peindre simultanément ces trois dimensions de l’enfance.
L’enfantin se tient à l’antipode de l’infantile. Les fantasmes de toute-puissance sont infantiles. La joie humble, tremblante, de commencer à être, est enfantine. Et pure. L’enfantin constitue la seule issue pour échapper à l’enfer de notre infantilisme. Les enfants sont marqués par le péché originel. Le combat du Bien et du Mal n’est pas celui des enfants contre les adultes. Ce combat ne prend jamais la forme emphatique de l’affrontement entre des personnes ou des groupes humains déterminés. Son lieu perpétuel est mon âme. L’âme de n’importe qui.
Dada Angelica met en garde son petit-fils Calman contre un dernier envoûtement : celui de la beauté. Sur ce point, je dois confesser un désaccord avec la terrible sorcière. La beauté des grands romans est un besoin vital de notre âme.

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