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Topor et moi

Le billet du vaurien


Topor et moi
L'écrivain Roland Jaccard © Hannah Assouline / Causeur

Le billet du vaurien


Topor m’avait bluffé avec ses cent bonnes raisons de se suicider tout de suite. On travaillait alors dans une revue anarchiste, « Le Fou parle », financée à ses débuts par l’Armée rouge japonaise. Le suicide, après tout, n’est jamais qu’une révolution ratée : on se tue à défaut de pouvoir tuer les autres.

Un bref échantillon de Topor :

  • Pour tuer un juif comme tout le monde ;
  • Parce qu’un suicide bien conduit vaut mieux qu’un coït banal ;
  • Pour, devenu vampire, me repaitre du sang exquis des jeunes filles ;
  • Pour être le fondateur d’un nouveau style, le Dead Art ;
  • Pour jouir des avantages de l’exhibitionnisme intégral dans une salle de dissection.

Pour ne pas être en reste, j’avais aussitôt rédigé cent raisons de ne pas me suicider. En voici quelques-unes :

  • Parce que j’attends beaucoup de la déchéance progressive de mes amis – et d’abord un miroir de la mienne ;
  • Parce que je n’ai plus vraiment besoin de me suicider pour que les autres voient que je suis déjà mort ;
  • Parce que je redoute de plus en plus que l’enfer n’existe pas. C’était pourtant un endroit bien commode pour y retrouver d’anciens copains ;
  • Parce que se suicider, c’est prendre la décision de ne plus tyranniser ses semblables. Je me vois mal y renoncer ;
  • Parce qu’un coït réussi vaut mieux qu’un suicide raté.

J’avais demandé à Topor d’illustrer mon Dictionnaire du parfait cynique. Il m’avait répondu: « Entre Roland, on ne peut rien se refuser. » Il se méfiait de ces pessimistes qui décortiquent les mécanismes du pire, cependant qu’une sale petite lueur d’espoir continue de briller tout là-bas, au fond de leurs yeux. J’étais soulagé qu’il ne m’assimilât pas à eux. Je le tenais pour un génie, un des rares que le hasard avait mis sur ma route et je m’en serais voulu de le décevoir. Il m’intimidait. Il avait trop de dons et je me sentais bien dépourvu à ses côtés. Tout ce qui est Topor brille et je manquais d’éclat.

Comme Cioran, il me jugeait « trop civilisé ». Si le réel donnait de l’asthme à Cioran, il provoquait le rire, un rire énorme, de Topor. C’était sa manière à lui de le supporter. La mienne était de m’effacer derrière un mur de citations.

Lorsqu’on demandait à Topor pourquoi il peignait, il répondait : « Pour ressembler à un peintre. C’est si beau un peintre ! » Quand on lui demandait pourquoi il écrivait, il répondait : « Pour ressembler à un écrivain. C’est si beau un écrivain ! » Quand on lui demandait pourquoi il faisait des films, il répondait : « Pour ressembler à un cinéaste ! Des lunettes noires, une foule de gens autour de lui, des starlettes, le festival de Cannes, Hollywood…» Quand on lui demandait pourquoi il ne faisait rien, il répondait : « Pour ressembler à un héros. C’est si beau, c’est si triste un héros ! » Et quand enfin on lui demandait comment il trouvait le temps de faire tout ça, il répondait : « Je dors beaucoup.» J’ai essayé d’appliquer sa recette. En pure perte !

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