Lundi matin, je traîne au lit. La semaine s’annonce foisonnante et j’en veux encore savourer les prémices. Sur l’écran de mon smartphone s’affichent quelques messages, les festivités du week-end, les grands projets à venir, puis celui d’Emmanuel.
– Je crois que Roland a mis fin à ses jours.
Je peine à réaliser, je lui demande des précisions. L’acte paraît impossible, son annonce trop anodine.
Roland, quelle est donc cette nouvelle facétie ? Tu viens de rentrer à Paris, nous devons bientôt dîner chez Yushi… Quelques minutes plus tard, les prochaines lignes de notre ami confirment.
– Arrêt cardiaque. Il est mort.
Nous connaissions le secret des fioles de Nembutal que tu conservais dans un tiroir de la chambre 612, nous savions qu’elles finiraient par t’emporter, mais nous ne pensions pas que tu les avais emportées à Paris.
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Voilà des mois que tu séjournais au Lausanne Palace, y vidais tes comptes, y recevais tes amis, y vivais ton ultime année en absolu pacha. Vêtu d’un peignoir et d’un slip de bain, tu errais entre la table de l’hôtel et sa piscine, gardais l’œil intact sur le championnat d’Europe des Nations et le poignet leste au tennis de table. Arthur et Emmanuel t’avaient visité pour quelques parties d’échec au mois de juillet. Tu les avais écrasés de ton intelligence et de ton flegme habituel.
Oui, Roland, tu étais notre Maître, mais ce que tu maîtrisais avant tout était ta faculté à ne jamais t’en donner l’air. À Paris, tu vivais chichement, entre Yushi (ta cantine japonaise, comme tu aimais à l’appeler), tes saillants billets destinés à Causeur et tes éternelles maîtresses. De Maîtres, en revanche, tu en avais eu peu et Cioran fût sans doute le premier d’entre eux. Tu en conservas le nihilisme, également le cynisme, mais les coloras d’une légèreté unique, inégalée, jaccardienne.
Ce soir, nous te veillerons chez Yushi (quel autre lieu possible ?), mais la chaise à ton nom demeurera obstinément vide. Certains d’entre nous honoreront pour la dernière fois le menu « Jaccard » qui, après ce dîner, ne devrait plus être proposé à la carte. Tu aimais le whisky et le nattō. Nous chérissions ta compagnie et ta conversation.
Arthur, la paupière rougie d’une larme éternelle, Emmanuel et moi-même, t’avons cherché ce matin au Luxembourg, retrouvé dans les rayonnages de Gibert et te perdrons encore après cette veillée. Notre papi suicidaire est devenu notre papi suicidé. Nous sommes trois orphelins et savons que tu en laisses beaucoup d’autres. Nous t’aimions. Nous t’aimons.
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