Simon Collin se souvient de son bon ami Roland Jaccard, disparu il y a 10 jours.
Roland m’avait montré ses deux flacons de Nembutal, que lui avait fourni un cinglé qui traduisait ses livres en mexicain. Il m’avait poursuivi pour que j’en avale une gorgée, car parait il cela détendait.
J’ai reçu lundi matin un SMS de Roland Jaccard, «tu l’attendais, je l’ai fait ».
Il avait avalé les flacons.
Si la vie nivelle les hommes, la mort révèle les hommes éminents.
Je me souviendrai de ce jour où il m’avait dit que chaque suicide est un poème sublime de mélancolie : « Où trouves-tu, dans l’océan des littératures un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec cet entrefilet : hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine. »
Tout captait son attention
Il me revient une dégaine de routard du crime arrêté dans un bowling de province, avec les yeux d’un petit garçon. Il portait des Ray Ban et quand il enlevait ses lunettes, cela voulait dire que ses ennuis conjugaux allaient commencer. Il tenait des propos apocalyptiques avec une voix d’outre-tombe tempérés par des vieux slow de C Jérôme et des images qu’il pensait sexy et qui n’étaient que vulgaires.
Bienveillant, d’une ironie légère et désenchantée, il enchantait pourtant le monde à travers le filtre de sa mélancolie. Car s’il passait tout au crible, aussi vif et rapide qu’un smash, tout captait son attention, rien ne lui était indifférent et surtout pas vous-même. Lui qui connaissait si bien les gouffres savait avec une immense gentillesse vous retenir au bord de l’abîme mais sans leçon, sans façon et presque sans y penser.
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Il savait que les filles sont des jouets dangereux et que mêmes les plus douces sont truffées au cyanure. Il n’aimait d’ailleurs que celles qui traversent le monde comme un rasoir ouvert. Celles qui crient au loup que pour mieux le connaître. Celles qui sont extraordinairement sophistiquées et dont tout l’art consiste à paraître naturelles et spontanées. Celles qui sont si frêles que chacun de leur pas donne l’impression qu’elles s’envolent anywhere out of the world. Celles qui ressemblent à Lilith, la nymphe de la perversité dont la haine aiguillonne les désirs. Celles qui ne veulent pas être respectables car les filles respectables ne sont pas attirantes. Celles qui refusent de se laisser embêter pour la bonne raison qu’elle ne s’embêtent pas. Celles qui parce qu’elles sont persuadées qu’on ne la leur fait pas, sont les proies les plus faciles. Celles pour qui le monde tourne autour pendant qu’elles tournent autour de leur nombril. Celles qui ont la peau lisse des lycéennes qui ne se sont pas frottées à la vie. Celles dont la scandaleuse beauté ne sert qu’à affirmer le dégoût de la vie. Paraît-il qu’il faut admirer pour aimer et mépriser pour jouir. Etait-il un vampire qui suce le cœur de gamines à peine écloses, et qui les chasse ensuite en murmurant à l’instar de Louise Brooks, «enfin seul » ? Toutes ses ex étaient des poupées schizophréniques à l’allure de vamp de science-fiction, des nymphettes dont les cheveux dénoués inspiraient quelque révolte gaie ou des flappers qui se seraient prises pour Lou-Andrea Salomé.
Quel héritage !
Son père et son grand père s’étaient suicidés à 80 ans. Il n’avait pas de frère, pas d’enfant, pas de cousin. Sa famille, ce n’était pas les êtres auxquels l’unissaient ce qu’il est convenu d’appeler les liens du sang, mais c’était eux, ces rebelles, ces anarchistes lyriques, ces bandits d’honneur et ces gueux révoltés, ces exilés spirituels dont les livres, qui lui brûlaient sa vie, avaient tous été écrit super flumina babylonis. Il disait en riant que s’il avait une quelconque gratitude à l’égard de ses parents, c’est de ne jamais avoir fondé une famille… tout juste une association de malfaiteurs. Il pensait que nous avions des enfants pour combler notre narcissisme, notre désir d’absolu et finalement pour nous tromper nous-même.
Roland Jaccard c’était cette découverte abrupte que l’humanité est animalité, que l’homme est mauvais dans son essence, mais aussi, par-delà la tristesse sourde qui suinte du livre comme une sueur de sang, ces moments de grâce éblouissante, de désespoir et d’érotisme, de comique à en pleurer.. Cette sensation unique d’un voile opaque qui se déchire, cette lumière comme un laser trouant les ténèbres, cette révélation soudaine de ce qu’est que la vie, ses saloperies, et ces épiphanies, ce fumier sur quoi éclosent des orchidées miraculeuses.
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Depuis 60 ans, Roland Jaccard annonçait chaque année son suicide. La mort était pour lui l’infini à la portée de chacun. Il reculait chaque jour la date, cédant sa place a plus pressés que lui. Et puis le temps aidant, n’ayant plus aucune raison de vivre, il avait perdu celle de mourir. Il avait donc fini par se détacher de tout, y compris du désespoir. On avait l’impression qu’il avait retrouvé le scénario de sa vie dans ses archives, mais que les acteurs se souvenaient à peine des tirades et les déclamaient sans conviction. Lors de notre dernier dîner il me parlait des faux comptes Tinder qui lui écrivaient, d’une télé réalité belge et de son amour pour Zemmour.
Le soir de ma vie est le jour de ma gloire
Un ami lui avait écrit « trop tard pour se suicider, Roland. Tu feras ça dans une autre vie. Celle-ci il faut la souffrir jusqu’au bout. Passé l’écœurement tu y trouveras du plaisir »
Un de ses derniers livres s’appelait John Wayne n’est pas mort. On espère alors que même son suicide soit de la frime, une manière frauduleuse d’acheter un ticket pour l’éternité. Que celui qui intitulait ses mémoires Ma vie et autres trahisons soit un imposteur. Officier de propagande au ministère de la Mort, il pactiserait avec l’ennemi et quêterait les faveurs d’un public qu’il tente depuis des années déjà d’éblouir en jouant les virtuoses du suicide dandy.
Comme tous les nihilistes, il attendait un miracle : celui de sa propre mort. Ce miracle devait ne jamais se produire. Il est là pour l’éternité, dans la cavalcade de ses désirs.
C’était dans un cliquetis de squelettes, sa dernière valse avec les fantômes de nos illusions, la danse macabre du cimetière de la morale et la rumba des swingueurs de néant.
Il est mort comme il a vécu, dans un bric-à-brac de brocante, vendu au poids parmi tous les post scriptum de l’existence. Quant à sa vraie vie, il la préserva en l’éloignant de la terre ferme et en lui refusant le permis d’accoster, dans l’espoir qu’elle sera à elle-même la terre de son naufrage. Il aurait pu finir tel Schopenhauer « Eh bien ! Nous nous en sommes bien tirés. Le soir de ma vie est le jour de ma gloire, et je dis, en empruntant les mots de Shakespeare : « Messieurs bonjour, éteignez les flambeaux, le brigandage des loups est terminé. »
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