Roland Jaccard était un gentleman. Sa discrétion n’avait d’égale que sa sincérité et même s’il ne professait rien, son détachement était une leçon de vie.
Longtemps, j’ai cru que les amitiés dans le monde littéraire n’existaient pas. Elles sont, par nature, intéressées et froides, distantes et faussement sentimentales, blessantes à coup sûr. Que ces gens-là sont impudiques et pervers. Pardonnez-leur, chers lecteurs, c’est leur fonds de commerce. Ils vivent de leurs névroses. Chacun se tient donc par la barbichette dans notre milieu et ne reconnaît que son propre talent. La certitude d’être un génie est le dénominateur commun à toute notre profession. Les écrivains dévorent tout sur leur passage, par esprit de contradiction et instinct de survie, ils sont partagés entre la peur de l’oubli et celle du mépris. Ils fuient autant la célébrité que l’anonymat. Éternels insatisfaits, ils luttent maladroitement avec des mots, bien maigres consolations par rapport à l’argent, au sexe et au pouvoir. Famille, patrie, amours, santé, rien ne résiste à leur pulsion de destruction. Dans ce métier d’ensauvager, un jour, Roland m’a fait un signe. Ô miracle, il n’attendait rien de moi, pas même une retombée. J’étais soulagé. Les gentlemen sont si rares de nos jours. Il avait aimé un texte, une formule, une gaudriole de ma fabrique et il avait le fair-play de me le faire savoir.J’étais soufflé. À sa manière, radicale et tendre sans cette moraline gluante qui salit l’âme. Par un message bref, un peu sec dont la sincérité m’a sauté aux yeux, m’a ému, j’ai honte de l’avouer. Il détestait les grandes déclarations sur l’honneur et le sérieux qui fige la pensée.Je me suis dit que ce type-là était d’un courage inouï, il ne s’embarrassait pas, il avouait sa gratitude comme ça, à la volée, sans espoir d’un renvoi d’ascenseur, il ne tartinait pas des lignes, il allait à l’os, sans toutes les circonvolutions habituelles. Il ne vaselinait passes billets doux. Seuls les esprits supérieurs sont capables d’un tel détachement, d’une telle vérité. Je venais de rencontrer le seigneur des terres helvètes. Par la suite, je lui ai fait découvrir le picaresque ensoleillé de Pécas, il m’a réconcilié avec John Wayne. Pour un intellectuel de sa stature, les godelureaux avaient droit de cité. Comme une sorte de compagnonnage, durant ces dix dernières années, nous avons écumé les mêmes tavernes, le refuge de la rue des Ciseaux et des maisons réfractaires (L’Éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, Serge Safran, etc.) où le style avait encore des vertus thérapeutiques. J’ai aimé Roland car il ne professait rien. Il était rieur et grave, tragique et d’une légèreté printanière. Toujours déconcertant. Et je ne peux oublier notre improbable premier dîner, sous l’égide de François Cérésa, où les hasards du placement m’avaient mis à côté du juge Lambert et en face de Roland. Durant toute la soirée, Roland n’a pas arrêté de dire : « Je ne parlerais que sous le contrôle de monsieur le juge. » Ce gimmick ne me quitte plus depuis que j’ai appris sa disparition.
Roland Jaccard, en dépit du non-sens. La rédaction. « Sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours. » (Cioran) Roland Jaccard savait. Depuis longtemps. Depuis sa jeunesse, paraît-il. Le monde, la vie, la politique n’ont pas de sens caché. Ni à l’extérieur ni à l’intérieur de soi (il a pourtant cherché de ce côté-là par le biais de la psychanalyse). Il n’y a tout simplement pas de sens à « tout ça ». Ce savoir – beaucoup plus que les doutes – le plongeait dans une détresse existentielle paradoxale car pleine d’allégresse. À quoi bon, dans ces conditions, se donner tant de peine pour souffrir, faire souffrir et voir souffrir ? Mais Roland Jaccard avait le désespoir joyeux, habité qu’il était par la vie, le désir et la gourmandise de tout – femmes, livres, amis, sans oublier le whisky japonais dont il raffolait. Il s’est frénétiquement adonné à la double jouissance de l’amour et l’écriture. Il a beaucoup écrit, y compris sur les écrits des autres car il a également beaucoup lu. Il a beaucoup aimé, des femmes et des amis, auxquels, jusqu’à son dernier souffle, il a été aussi fidèle qu’à lui-même. Le 13 septembre, alors que nous étions réunis pour nous consoler du départ de notre cher Aymeric Dutheil vers de nouvelles aventures, Roland est passé, sans prévenir. Nous étions heureux de le voir et de l’entendre rire. Il savait sans doute que cet « au revoir » était un adieu. Pour ce dernier moment partagé et pour tout le reste, notre gratitude est immense. Notre peine aussi. • |