Chaque année, la machine à souvenirs s’emballe fin mai. On a beau se prémunir contre ces accès de tendresse, d’enfance, on est pris dans les filets de Roland-Garros. Et pourtant, depuis 1983, les Internationaux de France mettent nos nerfs à rude épreuve. Comme d’habitude, on pestera contre le niveau des joueurs tricolores en espérant secrètement qu’ils défendent nos couleurs en deuxième semaine. On critiquera, pêle-mêle, la professionnalisation qui a tué le beau jeu, les sponsors omniprésents, le manque de charisme des sportifs, l’absence d’éclairage nocturne et les « trop » riches dotations (1 650 000 euros pour le vainqueur en simple (monsieur et dame), parité oblige !). Nos colères sentent le réchauffé. À défaut d’être originales, nos indignations nous plongent dans un passé douillet. Ne gâchons pas notre plaisir ! C’est réconfortant de se rappeler d’une époque où le tennis empruntait les voies de la démocratisation et du sport business. L’argent allié à la technique se chargerait bientôt de modifier les règles à la marge et la manière de jouer en profondeur.
Déjà en 1978, dans le magazine masculin Vogue Hommes, on présentait ces changements en titrant : « L’ère des canonniers face aux derniers violonistes ». Les anciens virtuoses s’appelaient Ilie Nastase, Adriano Panatta ou Patrice Dominguez. Les modernes cogneurs : l’impassible Borg et le poétique Vilas. Combat perdu d’avance. C’en était fini du mou dans la raquette ! Entraînement intensif, diététique et conférence de presse au programme. Mécanique de précision, le tennisman contemporain a, en fait, bien peu d’aspérités. Il tape fort mais ses frappes sont trop calibrées, répétitives comme son langage. Il ennuie souvent sur le court et en dehors. On est loin du temps de l’américain Vitas Gerulaitis (1954-1994), surnommé « le dernier seigneur », habitué de Castel et Régine, qui affirmait dans une interview : « je ne peux pas me coucher à dix heures. J’ai besoin de danser, d’entendre la musique hurler, de me défouler ! Le tennis est ma passion, mais je veux aussi profiter de la vie ». Le temps des jouisseurs est définitivement révolu, place aux statisticiens.
Dans son numéro « spécial Roland Garros » actuellement en kiosques, Tennis Magazine célèbre la victoire du suédois en 1974. À tout juste 18 ans, Borg avait profité de l’absence de Connors pour asseoir son emprise. Le tennis serait dorénavant suédois et monotone. Bandeau sur la tête, habillé par l’italien Fila « la mesure de la perfection », Donnay en main « si Borg est le plus fort, c’est (aussi) grâce à sa raquette », Bjorn envoûtera durant quelques années, les équipementiers, les télés et les jeunes filles. Le tennis devint alors un sport populaire, signe de décadence pour certains et grand spectacle mondialisé pour d’autres. N’empêche que Roland, on l’appelle par son prénom car nous sommes intimes depuis si longtemps, rythmera nos journées du 25 mai au 8 juin 2014. Une quinzaine hors du temps, hors des sinistres affaires qui secouent le tennis. Une quinzaine où cette satanée balle jaune nous obsèdera. Hypnotique et féerique, elle n’en fera qu’à son bon vouloir.
C’est pour ça que l’Ovalie a toujours respecté le tennis. Au rugby, on connaît les sautes d’humeur du ballon. Et puis, il y a cette terre battue, la plus belle surface, rouge, instable, capricieuse, exténuante maîtresse qui oblige les joueurs à savonner le terrain. Les courts de la Porte d’Auteuil, sous un soleil parfois taquin, annoncent les vacances qui se rapprochent, les examens qui se terminent et l’année qui bascule vers un ailleurs. Métronome de nos émotions, le Central capte ces moments d’errements où la vie s’arrête après le déjeuner pour ne reprendre qu’à l’heure de l’apéritif. Paris somnole et la province se languit de ces quelques heures passées dans les tribunes ou devant son poste de télévision. Roland, c’est au théâtre cet après-midi, dans les loges, on reconnaît Belmondo et Charles Gérard, Jean-Loup Dabadie et Claude Brasseur, immuables spectateurs qui nous font croire que la France a encore des fondements solides. Une année où la moustache de Ion Tiriac ne frémirait pas au moindre coup de vent, on se dirait que cette fois-ci, c’est foutu, notre pays aurait perdu tout repère.
*Photo : Jamie Ling/BPI/REX/REX/SIPA. REX40326631_000052.
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