L’un des aspects les plus fascinants des guerres civiles réside peut-être dans leur génie à susciter l’apparition d’États de facto dont les actes fondateurs sont sculptés dans la frénésie des combats. Deux étranges entités politiques sont ainsi en train de naître sous nos yeux en Syrie, prospérant sur les décombres d’un régime baasiste qui ne maîtrise guère plus que la moitié de son territoire : proclamé le 29 juin 2014, l’État islamique impose désormais l’autorité « califale » d’Abou Bakr al-Baghdadi sur une superficie égale à celle du Royaume-Uni, partageant des frontières communes avec la Turquie, la Jordanie, l’Arabie saoudite et le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak ; et au même moment, dans l’extrême nord de la Syrie, trois cantons kurdes disjoints se sont fédérés pour créer le territoire « auto-administré » du Rojava, dont la charte fondatrice, publiée le 21 janvier 2014, semble comme sortie de l’imagination d’un socialiste-révolutionnaire du xixe siècle.
Au-delà de l’antagonisme fondamental qui oppose ces deux entités ennemies, l’une et l’autre se pensent comme des modèles de gouvernance au Proche-Orient et se rejoignent sur un même refus de la conception occidentale de l’État-nation : tandis que les combattants de Daesh – acronyme arabe de l’État islamique – clament leur volonté de restaurer une forme califale de pouvoir tout en pulvérisant les frontières héritées des accords franco-britanniques de 1916, les dirigeants du Rojava n’aspirent pas tant à créer un État, fût-il kurde, qu’une « confédération démocratique des peuples kurde, arabe, assyrien, chaldéen, turkmène, arménien, tchétchène ».[access capability= »lire_inedits »] Ainsi, ce n’est pas une Constitution qui fonde l’« auto-administration démocratique » du Rojava, mais un contrat social appuyé sur un idéal multiethnique, inclusif et « laïque », tandis que l’État islamique s’appuie quant à lui sur une conception intraitable et guerrière de la charia, vue comme un réseau de canaux divinement prédisposés pour l’équilibre d’une société musulmane pleinement victorieuse. Aucun doute : la Syrie est devenue, pour le meilleur ou pour le pire, le laboratoire des nouvelles utopies proche-orientales.
En ce mois de novembre 2014, je traîne mes guêtres, justement, dans le canton syrien du Cizîrê, le plus vaste des trois territoires qui forment le Rojava. Si des milliers de Français, de Belges ou de Scandinaves sont venus grossir les rangs des moudjahidine de l’État islamique, ici, il n’y a pas foule : les Européens présents au Kurdistan de Syrie se comptent ainsi sur les doigts d’une seule main, ce que l’on me fera remarquer dès mon arrivée. La vice-premier ministre, Elizabeth Gawriya, me posera ainsi cette colle : « Pourquoi mille Français se sont-ils engagés dans une milice qui coupe nos enfants en morceaux tandis que pas un seul n’est venu défendre le Rojava ? » ; elle s’étonnera aussi que la France – « pays chrétien » – n’aide pas le Rojava alors qu’il est le premier pays du monde à avoir fait de l’araméen – la langue du Christ – l’une de ses langues officielles, à côté du kurde et de l’arabe… Plus tard, un officier nous apprendra que les daeshistes sont équipés de missiles Milan de fabrication française ; puis un membre du Parlement s’emportera contre François Hollande, accusé d’être le « meilleur allié de la Turquie » ; enfin, Nazira Gawriya, la coprésidente – syriaque orthodoxe – du Conseil législatif du Cizîrê, formulera une requête primordiale : « Que la France arrête d’accorder des visas d’entrée aux chrétiens d’Orient ! » On l’aura compris : aller en tant que Français à la rencontre des officiels du Rojava – surtout s’ils sont chrétiens –, c’est prendre le risque d’être accueilli par une soupe à la grimace, qui, heureusement, se mue généralement en franche hospitalité.
Le Rojava – littéralement, Kurdistan « de l’Ouest » – est né d’un compromis historique entre les Kurdes du parti PYD et le régime de Bachar el-Assad : ne pouvant se battre sur tous les fronts à la fois, ce dernier a en effet choisi de laisser les militants du PYD former en 2012 des assemblées populaires dans trois cantons disjoints – Efrîn, Kobané et Cizîrê – qui, ensemble, couvrent un territoire désormais aussi étendu que le Liban. Territoire éclaté mais aussi enserré entre deux puissances qui ont juré sa perte : le gouvernement islamo-conservateur turc, au nord, rêve évidemment d’écraser dans l’œuf cette entité politique dominée par les idées « confédéralistes démocratiques » d’Abdullah Öcalan, leader omnipotent des Kurdes de Turquie. Mais c’est l’État islamique qui exerce sur le Rojava la pression la plus brutale : en septembre 2014, les combattants de Daesh se sont ainsi lancés dans une guerre-éclair contre le canton de Kobané, provoquant l’exode de centaines de milliers de civils vers la Turquie, où ils s’entassent désormais dans des camps de fortune. Bataille épique, mais aussi fondatrice : il n’est pas besoin d’avoir lu Carl Schmitt pour comprendre que la figure de l’ennemi total permet de fonder des solidarités opératives. En ce sens, l’existence de Daesh et la menace existentielle qu’il fait peser sur les peuples du Kurdistan syrien sont peut-être une chance historique : l’acte de naissance du creuset multiethnique du Rojava restera à jamais lié au souvenir d’une guerre totale rassemblant sous un même drapeau Kurdes, Arabes, chrétiens, mais aussi hommes et femmes, les médiatiques Unités féminines de protection (YPJ) totalisant quelque 30 % des troupes combattantes dans la ville assiégée de Kobané ou sur la ligne de front du Cizîrê.
Il est évidemment plus intéressant d’évoquer la réalité de l’État islamique avec celles et ceux qui se défendent quotidiennement contre ses assauts que de subir les assommants clichés véhiculés en France, oscillant entre l’hystérie va-t-en-guerre d’une certaine droite et l’euphémisation anti-amalgamiste d’une certaine gauche. Ainsi, à l’encontre de tous ceux qui parlent en France de « pseudo-État islamique » ou d’État « prétendument islamique », les Kurdes savent que le califat d’al-Baghdadi possède tous les attributs régaliens : une administration efficiente, deux Premiers ministres (l’un pour l’Irak, l’autre pour la Syrie), des ministères organisés, des structures provinciales décentralisées, des agences de presse, des services de renseignement et un gigantesque budget alimenté par les raffineries artisanales, les trafics frontaliers, les confiscations et le pillage des sites archéologiques. L’État islamique a la vocation d’être un foyer : sa propagande martèle sans cesse que le premier devoir des vrais musulmans – « Arabes et non-Arabes, Blancs et Noirs, Orientaux et Occidentaux » – est de quitter les nations impies d’Europe et de se livrer à l’hijra (émigration) vers les terres « califales ». Ceux qui en France s’inquiètent du « grand remplacement » devraient s’en réjouir !
Les Kurdes – qui sont sunnites pour la plupart – et les Arabes du Rojava savent aussi qu’il serait absurde ou mensonger de nier le caractère « islamique » de cet État de facto, car c’est un rêve grandiose, puissamment ancré dans la mémoire sunnite, que renouvèle l’État islamique d’al-Baghdadi : celui du califat abbasside de Bagdad, détruit par les invasions mongoles du xiiie siècle et auquel succédera l’avatar califal ottoman, qui sera formellement aboli en 1924 par Mustafa Kemal. Ainsi, contrairement à la « rue occidentale » qui ne voit dans l’État islamique qu’un ramassis de fous ou de barbares – tandis qu’une partie de la « rue musulmane » le suspecte d’être une création des services occidentaux et israéliens… –, le rêve califal d’al-Baghdadi est perçu par de nombreux musulmans comme un processus historico-religieux d’une inégalable beauté, prompt à susciter de virils et d’idéalistes engagements, depuis la Tunisie jusqu’aux Philippines en passant par Lunel et Berlin. S’inscrivant dans le sillage de l’intransigeante école de jurisprudence hanbalite et se référant constamment aux écrits d’Ibn Taymiyya (un théologien d’origine kurde du xiiie siècle), les combattants de Daesh sont, qu’on le veuille ou non, l’un des visages de l’islam contemporain, et pas le moins belligène, puisque leur conception de l’apostasie, particulièrement extensive, n’est pas de nature à nous rassurer : sont en effet considérés comme apostats, donc passibles de mort, les musulmans non sunnites dans leur ensemble – ce qui fait beaucoup de monde dans la région : chiites duodécimains, ismaéliens, alaouites, alévis, druzes –, mais aussi la plupart des confréries soufies, ainsi que les sunnites collaborant avec les États arabes jugés apostats. Même les Frères musulmans ou les islamistes palestiniens du Hamas, coupables selon Daesh de s’être compromis dans les joutes électorales, sont accusés d’être des idolâtres… On le voit : si le monde est contre l’État islamique – la coalition arabo-occidentale regroupe vingt-deux pays dont dix pays musulmans –, c’est aussi parce que l’État islamique a déclaré la guerre au monde entier. Mais, contrairement à Al-Qaida, qui avait choisi de frapper – et de quelle manière extraordinaire ! – « l’ennemi lointain », l’État islamique privilégie pour l’instant « l’ennemi proche ».
Le 20 novembre dernier, j’arpentais ainsi les ruines de la ville syrienne de Tel Maarouf, centre religieux de la confrérie soufie des naqşhbandi et haut lieu de pèlerinage du canton du Cizîrê. En février 2014, une brigade internationale de miliciens de l’État islamique – parmi lesquels des Français – a nuitamment pénétré dans la ville, n’y restant que vingt-quatre heures, le temps de dynamiter les deux mosquées, dévaster l’école primaire et profaner la tombe de Sheikh Khaznawi. Les miliciens ont quitté Tel Maarouf sans coup férir, emportant avec eux les fruits de leurs pillages et quinze villageois parmi lesquels des jeunes filles et des bambins, celles-là promises aux viols et ceux-ci à la réassignation identitaire. Dans les décombres des mosquées, les daeshistes ont aussi dispersé des exemplaires piégés du Coran, espérant ainsi défigurer encore quelques Kurdes après leur départ. Tel Maarouf est désormais une ville morte, abandonnée aux chats qui se faufilent entre des matelas éventrés, des jouets d’enfants, des livres souillés. Voilà ce qu’il en coûte aux sunnites syriens de ne pas entrer dans le moule étroit du salafisme révolutionnaire.
Les chrétiens de la région, on s’en doute, n’ont pas été les derniers à s’associer à la construction de l’« auto-administration » du Rojava. Ils sont, ne l’oublions jamais, les rescapés du génocide assyro-arménien de 1915 au cours duquel un million de chrétiens ont été exterminés, avec la complicité de supplétifs kurdes, par les Jeunes-Turcs, ce très « progressiste » mouvement fondé, comme par hasard, un siècle jour pour jour après la prise de la Bastille. Puis les chrétiens du Rojava savent ce qui les attend en cas de victoire des « djihadistes » : en 2012, les miliciens de Jabhat al-Nosra et du groupe turco-caucasien Ghuraba al-Sham sont ainsi entrés à Ras el-Aïn, l’une des principales villes du Cizîrê, et n’en ont été chassés qu’un an plus tard, après avoir vandalisé les églises et crevé les yeux des icônes mariales. Au projet d’homogénéisation radicale de l’État islamique répond donc la volonté polyphonique du Rojava, inscrite dans le marbre de sa charte fondatrice : chaque ministère est tricéphale et doit inclure au moins une femme et un(e) représentant(e) d’une des trois grandes communautés, c’est-à-dire, dans les faits, un/une Kurde, un/une Arabe, un/une chrétien(ne). Des règles similaires sont appliquées dans les différentes instances politiques qui reposent sur les comités communaux, les initiatives populaires et le bénévolat. Et le plus incroyable est peut-être que, dans ce contexte de pénurie et de guerre totale, les administrations du Rojava trouvent aussi le temps de travailler sur des questions que certains pourraient juger secondaires : Amina Omar, la ministre de la condition féminine, œuvre ainsi à la création de refuges pour les femmes battues, arguant qu’il faut déployer la même énergie contre ceux qui sont violents qu’ils soient de l’extérieur ou de l’intérieur. Et, pendant ce temps, Luqman Akhmi, ministre de l’écologie, de l’archéologie et du tourisme (sic), travaille à préserver les sites antiques d’Urkesh et d’Halaf, une démarche qui contraste fort avec les agissements des fonctionnaires de l’État islamique. Lesquels, dégoûtés par les œuvres façonnées sous l’ère antéislamique de la jâhilîya, oscillent entre les pillages lucratifs et les destructions méthodiques. Enfin, dans les rues de Qamişhlo ou dans les casernements de la ligne de front, la jeunesse du Rojava se livre à une activité désormais criminalisée à l’intérieur de l’État islamique : elle danse.
Pour l’heure, sous-équipées et seulement aidées par le soutien aérien de la coalition arabo-occidentale, les troupes combattantes du Rojava continuent de subir le siège de Kobané et tiennent fermement la ligne de front du Cizîrê, intervenant aussi en Irak afin de protéger les Yézidis, une population kurde mithraïste vivant dans la région des monts Sinjar. Largement ignorés par les États, boudés par les visiteurs, menacés de toutes parts, les peuples du Rojava n’en gardent pas moins la virile assurance de la légitimité que confère l’ancienneté. Ce sont de vieux peuples : contre la prétention hégémonique de l’État islamique, les chrétiens de Kobané et du Cizîrê n’oublient pas qu’ils sont les enfants du patriarcat d’Antioche, dont l’institution remonte aux apôtres Pierre et Paul ; les Kurdes, peuple indo-européen, se savent quant à eux les héritiers des royaumes mèdes, tandis que le calendrier yézidi entre dans sa 6765e année. Aussi, l’on comprendra que ces populations, dont les mythes fondateurs s’enracinent dans une mémoire autrement plus ancienne que l’hégire, restent un peu dubitatives face aux leçons de vie administrées par des « djihadistes twitter » shootés aux amphétamines – dont certains sont par ailleurs des transfuges des milices baasistes irakiennes ou d’anciens alcooliques venus des Flandres ou d’Indre-et-Loire… Les daeshistes ont beau cultiver un zèle surhumain à trancher des gorges récalcitrantes ou profaner des corps adolescents, pour les peuples du Rojava, les vertus de la révolution califale n’apparaissent pas encore dans leur pleine lumière.[/access]
*Photo : Bruno Deniel-Laurent.
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