Le philosophe conservateur britannique Sir Roger Scruton s’est fait traiter de raciste par un hebdomadaire progressiste qui s’est amusé à tronquer trois de ses citations. On achève bien les intellectuels.
Sir Roger Scruton est aujourd’hui le penseur prééminent du conservatisme britannique. Philosophe politique, spécialiste de l’esthétique, essayiste dans des domaines aussi divers que la musique, l’architecture, la religion ou l’environnement, il est aussi le pourfendeur de toutes les lubies de l’intelligentsia de gauche, y compris des mascarades idéologiques exportées par l’Hexagone sous le label « French Theory ». Son livre, L’Erreur et l’orgueil: Penseurs de la gauche moderne, vient d’être publié en français. Dans les années 80, il a soutenu de manière pratique la lutte des dissidents clandestins de l’Europe de l’Est contre la tyrannie communiste, ce qui lui a valu d’être décoré par le président tchèque, Václav Havel, en 1998. En 2016, il a été fait chevalier par la reine d’Angleterre pour ses contributions « à la philosophie, à l’enseignement et à l’éducation du public ». Autrement dit, c’est aujourd’hui un personnage qui fâche aux yeux des thuriféraires de la gauche bien-pensante et donc une cible de choix pour les plumitifs du politiquement correct.
Islamophobe, antisémite, sinophobe ?
Son lynchage médiatique possède des caractéristiques très particulières. L’attaque est venue du New Statesman, la très vénérable revue hebdomadaire fondée en 1913 pour propager les idées socialistes. Quoiqu’orientée principalement vers la politique, elle est largement ouverte à des questions culturelles. Pour comble de l’ironie, Sir Roger lui-même en était le critique œnologique entre 2001 et 2009. Le 27 mars dernier, le rédacteur en chef adjoint, George Eaton, effectue une interview avec Scruton où ils abordent un grand nombre de sujets. Une version rédigée paraît dans la version papier de la revue le 10 avril et, à la grande surprise du philosophe, porte trois accusations contre lui. D’abord, l’islamophobie, parce que Scruton maintient que le mot même d’ « islamophobie » a été inventé par les Frères musulmans à des fins de propagande : selon lui, le terme est utilisé dans le débat public pour dénoncer tout propos critique à l’égard de l’islam. Ensuite, l’antisémitisme, parce que le philosophe affirme que le milliardaire hongrois, George Soros, est à la tête d’un empire. Dans son texte, le journaliste ajoute que ce dernier est présenté par des antisémites comme étant un comploteur juif. Finalement, Scruton est trois fois raciste, car il aurait décrit les Chinois comme étant « chacun la réplique à l’identique de son proche, ce qui fait peur ». La publication du texte est accompagnée par une rafale de tweets triomphalistes de la part de George Eaton comportant des citations de Sir Roger encore plus tronquées que dans la version papier.
Bis repetita…
La première caractéristique de ce lynchage médiatique, c’est qu’il constitue la répétition, en presque tous points semblable, d’une tentative antérieure de lynchage de la part de la presse et des parlementaires de gauche. En novembre 2018, Sir Roger a été nommé par le gouvernement de Mme May pour présider – sans salaire – une commission dont la vocation consiste à aider l’État à concevoir des logements et des habitats qui soient, esthétiquement, plus beaux. Cette première tentative a échoué car la formulation des trois accusations était plus que tendancieuse. Sans la moindre innovation, George Eaton a repris les mêmes charges. Après la parution de son interview, le journaliste a posté une photo de lui-même en train de boire du champagne pour fêter la chute d’un penseur « raciste ». Il boit à même la bouteille : peut-être une façon inconsciente de montrer qu’il rejette autant l’œnologue que le philosophe.
La deuxième caractéristique de ce lynchage médiatique, c’est la manière totalement abusive de présenter la pensée et les paroles de Sir Roger. La référence à Soros reprend les termes d’un discours fait par le philosophe à Budapest en 2016 dans lequel il défend son idée de la nation comme une forme de « loyauté partagée » (« shared loyalty »). Il soutient que les juifs hongrois faisant partie du réseau de Georges Soros et de son empire (ici clairement au sens d’empire commercial – « business empire » en anglais) se méfient beaucoup du nationalisme contemporain – et à juste titre si l’on considère le sort tragique des juifs sous les nazis et les communistes en Hongrie.
Scruton contre l’antisémitisme
Il soutient également que le rôle que joue toujours l’antisémitisme dans la société hongroise représente un autre obstacle à l’instauration de cette « loyauté partagée » qu’il prône. Il est clair ici que Scruton, loin de cautionner l’antisémitisme, le condamne et ne voit nullement en George Soros quelque « sage de Sion ». Quant à la Chine, dont le gouvernement envisage la mise en place d’un système d’évaluation de ses citoyens en 2020, Sir Roger dit des leaders du Parti communiste : « Ils transforment leurs propres citoyens en robots, en limitant à l’extrême leur liberté d’action. » Ces remarques, qui précèdent la référence à la prétendue similitude des Chinois, montrent qu’il ne s’agit nullement d’une description raciste des traits physiques de ce peuple, mais du danger d’un contrôle étatique qui s’insinue jusque dans le moindre détail de la vie de ses citoyens. Finalement, Scruton, en tant que philosophe de la religion, ne fait preuve d’aucun préjugé contre l’Islam, mais conteste la manière dont l’accusation d’ « islamophobie » est brandie automatiquement pour bloquer tout débat sérieux sur l’intégration des musulmans dans les sociétés occidentales.
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Après la répétition des mêmes accusations mal fondées et la déformation volontaire des propos, quelle est la troisième et dernière particularité du lynchage médiatique d’un philosophe conservateur ? Moins de quatre heures après la publication du numéro du New Statesman, le ministre de tutelle de la commission de Sir Roger a relevé le philosophe de ses fonctions, tout en qualifiant ses déclarations (telles que George Eaton les avait tronquées) d’ « inacceptables ». Un gouvernement conservateur a brutalement limogé un des penseurs les plus distingués du conservatisme. Autrement dit, telle est la peur à droite d’être associé si peu que ce soit à un homme accusé de crimes contre la bien-pensance, que celui-ci est inévitablement et immédiatement livré en pâture aux chacals et hyènes du nouveau conformisme de gauche. Et au moment de l’abandonner, on lui crache dessus. Le titre de sa commission était « Construire mieux, construire plus beau » (« Building better, building beautiful »). Oui, on peut dire que tout ça, c’est très beau.
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