Décédé récemment, Roger Scruton était aussi un grand amateur de vin. Hommage à l’auteur de Je bois donc je suis.
Roger Scruton est mort le 12 janvier 2020. Ce philosophe anglais, conservateur de choc, nous avait récemment offert une des plus brillantes analyses de la pensée de la gauche moderne dans ce qu’elle eut de plus idéologique, dogmatique et frauduleuse. Foucault, Derrida et Badiou y étaient remis à leur juste place, celle du fond de la classe philosophique, sur le strapontin des cancres de leur discipline. Dans L’erreur et l’orgueil (Éditions de l’Artilleur), Roger Scruton disséquait l’inoffensive spéculation deleuzienne, la négligeable réflexion lacanienne, et les errements politiques sartriens – connus de tous mais analysés ici avec la plus grande des finesses pour ce qui concerne l’usage de la « novlangue totalisante » des dernier écrits de Sartre.
Mais, pour qui ne goûte guère ces histoires de vrais ou faux philosophes, il est un livre plus à même de leur faire découvrir un autre Roger Scruton – en réalité le même mais abordant la vie de la pensée par un autre versant, celui du goût de la vie partagée, de la pratique assidue et de la passion de l’art de boire du vin qui est « la meilleure manière de discuter de questions vraiment sérieuses, comme savoir si le désir sexuel tend vers l’individu ou l’universel, si l’accord de Tristan est un septième à moitié diminué, ou s’il existe des preuves à la conjecture de Goldbach. »
Un amoureux du vin français
Jamais le vin, et tout particulièrement le vin français, n’aura été chanté avec autant de force, de poésie et d’humour, que dans le livre de Roger Scruton philosophiquement intitulé Je bois donc je suis (Éditons Stock). Bourguignon, fort amateur des vins de Bourgogne (que je préfère nettement aux vins bordelais devenus trop « américains » à mon goût), c’est avec Scruton que j’ai compris comment et pourquoi je devais patienter avant que de les boire : « Pour apprécier le bourgogne à sa juste valeur, il faut le laisser vieillir au moins cinq ans, après quoi une étrange transformation a lieu dans la bouteille. Le raisin se retire peu à peu, laissant d’abord au premier plan le village, puis le vignoble, et enfin le sol lui-même. »
C’est grâce à lui que j’ai réalisé que les personnes riches et stupides qui dépensent des sommes de plus en plus folles pour spéculer sur des vins devenus inabordables comme certains Montrachet, m’ont permis quand même la connaissance de vignobles voisins offrant des vins moins coûteux mais non moins savoureux, comme le Pernand-Vergelesses.
J’ai encore appris, dans ce livre que je compulse régulièrement au moment de me servir un verre de vin, que le délicieux vin blanc de Chablis, que je ne buvais qu’avec des fruits de mer, est ce qu’il y a de mieux pour accompagner les… trios de Haydn ! J’en fis immédiatement l’expérience et voue depuis cet instant magique un culte à cet homme audacieux et poétique.
Boire un coup à la santé de la planète
Une anecdote parmi cent que Scruton nous narre toujours avec humour : un soir qu’il est en France, il passe la soirée avec des étudiants, échange les chants de Noël anglais à deux voix contre Dans l’eau de la claire fontaine, s’étonne du peu de culture musicale « classique » de ces jeunes gens et commence de « donner un cours » sur ce qu’ils manquent en ignorant des sonates de Beethoven ou les grandes symphonies. De son propre aveu il s’embourbe. Mais un des étudiants est venu avec une Bouteille de jurançon 1955. Roger Scruton l’ouvre et s’en sert immédiatement un verre : « Ce goût propre a sauvé mes pensées […] j’ai arrêté de ronchonner à propos des choses que je n’aimais pas et j’ai commencé à louer ce que j’aimais […] afin de leur dire comment j’étais resté sain d’esprit sur les coteaux de Jurançon en jouant les symphonies de Beethoven dans ma tête, et comment je marchais dans la brume, éclairé par leur soleil intérieur. »
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En appendice de ce livre remarquable, Roger Scruton rappelle que « les boissons qui ont un effet dépressif (l’eau par exemple) doivent être consommées à petite dose et seulement pour des raisons médicales » – ce que savent tous ceux qui ont déjà vu le beau film de Gilles Grangier, Archimède le clochard. De plus, et parce que l’écologie est à la mode, le poète philosophe souligne que la consommation d’alcool ne peut pas faire subir de « dommages durables à la planète » : « En précipitant votre mort, un verre ne présente guère de risque environnemental. Après tout, vous êtes biodégradables et c’est peut-être la meilleure chose que l’on puisse dire de vous. »
Procurez-vous cette bible
Enfin, pour tous ceux qui aimeraient quand même se plonger dans la lecture de quelques maîtres en philosophie, Roger Scruton conseille les accords parfaits pour une soirée vineuse et philosophique : un bordeaux subtil avec La République de Platon (un rose léger avec Phèdre mais un bourgogne solide avec Les lois). L’aridité de la Métaphysique d’Aristote réclame de garder le cerveau frais et disponible : eau plate toute la soirée (en revanche, l’Éthique supporte une bouteille de sauvignon blanc). Avec la Consolation de la philosophie de La Boétie[tooltips content= »La consolation de la philosophie, attribué dans le livre de Scruton à La Boétie, n’est pas de la Boétie mais de Boèce. Une erreur qui n’est sûrement pas le fait de Scruton mais plutôt du typographe de la maison d’édition qui, abusant des recommandations de Roger Scruton, aura lu La Boétie là où était écrit Boèce »][1][/tooltips], Scruton conseille vivement un verre de meursault aromatique. Pour lire celui qu’il considère comme le « philosophe le plus surestimé de l’histoire », Descartes, il suggère un vin du Rhône sombre, un châteauneuf-du-pape par exemple : « Un tel vin compensera la légèreté des Méditations et vous aurez là un sujet de discussion plus consistant ». Locke avec un verre de Chablis. Hume sera idéalement lu près de la cheminée avec un verre de Montbazillac. La pensée kantienne sera « expérimentée » avec un ami et une bouteille d’Hermitage blanc de chez Chapoutier. Pour Nieztche, ce sera une « potion diluée d’hypocondriaque », c’est-à-dire un doigt de beaujolais dans un verre rempli d’eau gazeuse.
Finissons sur une note cruelle et drôle, bien dans la veine scrutonienne : « Sartre est mon excuse pour retourner vers 1964 qui n’est pas un grand millésime mais qui porte pour moi la trace indélébile de la bouteille de chambertin Clos de Bèze 1964 que j’ai bue en 1980.[…] Si je devais relire Sartre, je chercherais un bourgogne 1964 pour laver le poison. Mais les chances d’en trouver sont rares. Voilà donc un grand écrivain que je ne visiterai pas une nouvelle fois et j’en remercie le ciel. »
Amis amateurs de vin, philosophes ou poètes, procurez-vous cette bible et, chaque soir, au moment de profiter d’un nouveau nectar, souvenez-vous en le lisant de Roger Scruton, l’homme qui pouvait écrire : « Vous devez boire ce que vous aimez dans les quantités que vous voulez. Ceci précipitera peut-être votre mort mais les profits pour votre entourage compenseront ce faible coût. »
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