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Roger Moore: vivre et laisser mourir


Roger Moore: vivre et laisser mourir
Barbara Bach et Roger Moore dans "L'espion qui m'aimait' de Lewis Gilbert, juin 1977. SIPA. Shutterstock40511107_00000
Roger Moore et Barbara Bach dans "L'espion qui m'aimait' de Lewis Gilbert, juin 1977. SIPA. Shutterstock40511107_00000

Comme un défi au temps, à la fin d’un repas souvent très arrosé, Frank Sinatra, son vieux complice d’Hollywood, avait l’habitude de lui poser cette cruelle question : « Qui éteindra la lumière ? » Chacun espérant secrètement être le dernier de la liste. Hier, à 89 ans, c’est Roger Moore qui a mis le clap de fin à une période pour le moins insouciante. Depuis hier, les Trente Glorieuses, le monde d’avant, le mâle blanc de plus de cinquante ans dragueur et hâbleur, les voitures de sport cruisant sur la Riviera et empestant les vapeurs d’essence, les filles en topless, les chemises à jabot mais aussi les magnums de Bollinger sabrés au petit-déjeuner ont perdu leur plus belle incarnation.

Le plus cabot des Bond, aristo désinvolte au brushing parfait, portant aussi bien le second degré à la boutonnière que le smoking au camping, ne prendra plus jamais le volant de son Aston Martin. Quelque part, sur une route imaginaire d’Angleterre ou du Sud de la France, parions que Danny Wilde (Tony Curtis) l’attend dans sa Ferrari Dino à reluquer une jolie poupée. Ces deux-là, pour un flirt, seraient encore prêts à faire n’importe quoi. Pour les enfants nés dans les années 70, cette disparition sonne le glas d’une parenthèse enchantée où les héros de télévision ne jouaient pas « petit bras ».

Avec lui, nous ne pensions pas à la révolution

Ils étaient flamboyants, inconstants et terriblement attachants. Lord Brett Sinclair nous guidait dans les méandres de la Mitterrandie, avec lui, nous apprenions les bases du savoir-vivre : c’est-à-dire piloter une anglaise à vive allure, embrasser une française sans préliminaires et porter, à l’occasion, l’un de ces cols roulés en acrylique de couleur orange ou vert pomme qui font office de gilet de sécurité à la nuit tombée. La société de consommation et le capitalisme triomphant pouvaient dormir tranquille avec des types de cette trempe-là. Nous ne pensions pas à la révolution. Comment douter des vertus d’un tel système quand Roger Moore emballait à tour de bras et ne travaillait jamais.

Nous n’étions pas dupes de leur dilettantisme savamment orchestré. Les épisodes d’Amicalement Vôtre et ce générique quasi-hypnotique venaient bercer notre innocence d’alors. Nous ne quittions plus les yeux du poste au grand dam de nos professeurs de morale. Partout ailleurs, on commençait à parler de la crise, du chômage, de rendement, de contrition, et pendant ce temps-là, Roger et Tony, imperméables à l’esprit de sérieux, continuaient à se chamailler, à se vanner, à profiter de la moindre parcelle de lumière. Ils étaient doués pour le bonheur, quels merveilleux diffuseurs de légèreté et d’impertinence ! Assurément, ils ont été notre bouée de sauvetage dans la froideur et la laideur des eighties.


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Derrière leur machisme de façade, leur humour potache, leur accoutrement folklorique, ils laissaient toujours filtrer un soupçon de dérision, voire une pointe d’amertume. A force de les regarder, ils étaient, sans nul doute, plus complexes que les caricatures simplistes des intellectuels. Ces jouisseurs lucides, dandys en échappement libre, ayant la pleine conscience que tout peut s’arrêter dans la minute déployaient une volonté rageuse de fuir l’austérité en marche. Et puis Roger endossant la panoplie de James Bond, la bonne blague, « M » et « Miss Moneypenny » en rient encore dans les couloirs du MI6.

Des bribes de notre humanité

Pas sportif pour un sou, rechignant au moindre effort si ce n’est boire et badiner, toujours prompt à commenter l’action et à bavarder avec ses ennemis plutôt qu’à les occire sur le champ, Roger faisait partie de ces seigneurs frivoles et délicats. Depuis que la franchise Bond est tombée dans le musclé et l’hyper-réalisme, notre agent secret a perdu son charisme et sa sincérité. Souvenez-vous qu’il avait même osé participer à L’Équipée du Cannonball avec Dean Martin, Sammy Davis Jr. et Burt Reynolds, grosse farce suicidaire pour un acteur lambda, pas pour Roger qui, dans les navets comme dans les grands films, conservait cette classe inimitable.


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Alors oui, nous sommes tristes aujourd’hui. Pire que l’éclatement des partis traditionnels et l’issue incertaine des prochaines législatives, le décès de Roger Moore nous rappelle tout ce que nous avons laissé sur le chemin houleux de la mondialisation « heureuse ». Des bribes de notre humanité. Qu’il soit Ivanhoé, Romulus, Brett Sinclair, Simon Templar ou James Bond, furetant dans les studios londoniens de Pinewood, partageant les raouts du « Rat Pack » ou s’engageant comme ambassadeur de bonne volonté de l’UNICEF, il restera à jamais notre Saint protecteur.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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