Nous ne verrons plus le champion Suisse aux 20 tournois du Grand Chelem. Il vient de prendre, le week-end dernier, sa retraite sportive.
Autant l’avouer, dès l’entame du set, je suis fan de Nadal depuis le tournoi des Petits As à Tarbes. J’aime sa percussion assassine, son obstination à violenter la balle, sa musculeuse hargne, j’aime son empreinte sur la terre rouge du Central, j’aime la radicalité innocente de son tennis moderne. Á Paris, le public totalement acquis à la cause du Majorquin ne regarde pas les autres joueurs, il accepte seulement leur présence. Un tournoi comme un long-métrage a besoin de figurants pour tenir l’affiche durant quinze jours, d’acteurs français par exemple, dans des seconds rôles dramatiques car on sait qu’ils mourront à la fin de la partie. On vient Porte d’Auteuil par la ligne 10 du métro pour voir Nadal l’emporter. Le reste est littérature. Même si l’histoire est écrite à l’avance, se répète à l’envi, nous ne sommes pas lassés de ce sacre de printemps qui suspend le temps depuis bientôt vingt ans.
Ce qui se passe à Roland reste à Roland. Car, sur les autres surfaces, notamment le gazon fuyant de Wimbledon ou le tape-dur de New-York, il y avait jusqu’à très récemment, un homme au palmarès à sa démesure, un Suisse aux manières posées après avoir eu une jeunesse tempétueuse, une sorte de chevalier blanc des courses rapides, étrangement impassible, discret jusqu’à l’immodestie, architecte d’un système magnifiquement cordé, ne souffrant d’aucun trou dans la raquette, communicant agaçant à force de ne rien dire, sous contrôle permanent, se déplaçant avec la grâce de Noureev et empruntant le jeu de jambes à Cassius Clay, frappant sans ironie et pratiquant un sport à la manière d’un artiste, avec un détachement souverain dans ses gestes libérés. Avant l’arrivée de Roger Federer sur le circuit mondial, le tennis de haut niveau imposait aux joueurs professionnels de posséder une belle technique et d’immenses capacités physiques, une concentration extrême et une science exacte du jeu, un individualisme forcené et un talent inné, et aussi une forme de résilience avant que ce mot ne recouvre tous les maux du siècle.
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Au tennis, même les meilleurs perdent régulièrement, il faut juguler les mauvaises ondes de la défaite sur le mental. Pour gagner, un ambitieux doit se montrer inspiré, courageux, endurant, brillant, malin, de mauvaise foi parfois et se plier à une ascèse que seuls les champions acceptent. L’entraînement et le recueillement, le tennis partage ses vertus monastiques. Roger a inventé quelque chose de nouveau comme l’émotion du langage parlé chez Céline en littérature, quelque chose en rupture avec les anciens, que nous pourrions appeler « l’esthétique efficace » ou l’irruption du beau dans la quête de victoires. Le beau jeu a toujours existé, Federer ne l’a pas inventé, s’il séduisait l’œil des spectateurs avertis, il importunait les moniteurs par manque cruel de rentabilité. C’était un mauvais investissement placé sur la tête d’un jeune prometteur.
Le beau jeu ne rapportait rien, si ce n’était un sourire amusé. L’efficacité brute venait de trouver son modeleur. Federer a sculpté l’impensable, il a parié sur la fluidité du style, son ampleur quasi-merveilleuse aurait désormais un impact réel sur l’issue des matchs. Federer jouait beau et perspicace, beau et ravageur, beau et carnassier, beau et durable, beau et mordant, beau et performant, beau et cash-convertible. Un autre tennis était enfin possible. Son élégance, qui ne semblait pas formatée, peut-elle s’apprendre aujourd’hui dans les écoles ? Son académisme aura-t-il des héritiers ? Ou était-il le seul joueur au monde à concilier l’inconciliable, à construire un point comme on élève une sonate, à servir puissamment comme le vent fait plier un saule pleureur, sans trucage numérique, avec juste l’élan d’un mouvement parfaitement exécuté.
Cette fluidité-là, presque onirique, on ne la rencontre que chez une poignée de sportifs, au volant de Juan-Manuel Fangio qui semblait dessiner des arabesques sur la piste ou à la perche de Mondo Duplantis qui tutoie les cimes. Ce beau revers à une main, irréaliste, trouvant des angles et des longueurs impossibles, provoquant des effets dévastateurs sur ses adversaires, qui se déploie comme un albatros et dont pourtant les jambes demeurent solidement ancrées dans le sol est un miracle auquel nous avons assisté. Nous regretterons ce toucher-là, aérien et tectonique. Comme le chantait Elsa, on a envie de lui dire : « T’en va pas ».
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