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Rocky, l’éternel retour


Rocky, l’éternel retour
Image extraite de Rocky II, réalisé par Sylvester Stallone et sorti en 1979 (DR)
Image extraite de Rocky II, réalisé par Sylvester Stallone et sorti en 1979 (DR)

En 1970, ses chances de percer à Hollywood étaient presque nulles. Ni beau ni laid, plutôt quelconque, que pouvait-il espérer d’autre que de brèves apparitions parfois non créditées ? Il allait se perdre dans le brouillard des figurants, avant de disparaître. Contre toute attente, en 1976, Sylvester Stallone s’imposait sur les écrans du monde avec sa créature nommée Rocky. Quarante ans ont passé ; dans Creed, septième et dernier opus dans l’ordre d’apparition, définitivement retiré des rings, Rocky balade sa neurasthénie entre son restaurant et le cimetière, où repose sa chère Adrian. L’histoire de cet homme, qui trébuche et se relève, croise en permanence la propre histoire de Stallone, celle du septième art, celle de la boxe.

Il a réussi à imposer au cinéma ce que les feuilletonistes français, au XIXe siècle, ont imprimé à la presse, puis à la littérature. Tout l’esprit du feuilleton tient dans les rebondissements, dans leur organisation : Stallone crée Rocky, lui fait traverser des épreuves, qui le modifient. De tous les bagarreurs à fort développement thoracique nés à ce moment-là, il est le seul à se mouvoir dans un même environnement sociologique sur une aussi longue durée. Ses victoires sont celles de Philadelphie, où les laissés-pour-compte l’ont identifié comme leur représentant. Les citoyens d’Albe avaient désigné les frères Horace, ceux de Rome les frères Curiace, pour être leurs champions respectifs. Rocky incarne les rêves de gloire et de revanche des perdants de l’Amérique : il devient leur « Coriace » prolétarien.

Homme de main

Mais comment tout cela a-t-il commencé ?[access capability= »lire_inedits »] À Philadelphie, donc, en 1976, vit un garçon solide, gentil, même pas bagarreur, naïf, un Italo-Américain voué aux tâches subalternes, à la délinquance foireuse des paumés sans colère. D’ailleurs, entre deux entraînements dans une salle crasseuse, il loue sa force de frappe à un pégriot de quartier, qui le charge de récupérer l’argent auprès de ses débiteurs. La pègre, longtemps, a rôdé près des rings. Rocky, encaisseur et puncheur, comme le grand Rocky Marciano (1923-1969), son idole, demeuré invaincu, manque d’ambition. Le champion du monde des lourds, Apollo Creed, lance un défi à un boxeur local, afin de lui donner une chance de briller au moins une fois dans sa vie. Rocky est désigné : l’entourage de Creed est persuadé que l’« étalon italien » (son surnom) ne tiendra pas trois rounds. Le vieil entraîneur Mickey Goldmill (Burgess Meredith) transforme ce balourd sentimental en un sportif accompli, et bouleverse sa hiérarchie intime, qui le contraint naturellement à s’effacer derrière les autres et à consentir aux humiliations qu’ils lui infligent.

Homme de poing

Le rôle de l’entraîneur n’est pas fictif. Mike Tyson était un adolescent livré à lui-même ; Cus d’Amato lui apprit à maîtriser sa rage, à se tenir à table, et obtint d’être son tuteur légal. Pour la première fois, Tyson se plia à la volonté d’un autre, accepta une discipline, entrevit un avenir. Il deviendra le plus doué, le plus tourmenté des poids lourds de la fin du xxe siècle. Avec la mort de Cus, qui le hantait encore vingt ans après, il perdra tous ses repères : d’Amato lui avait enseigné une esthétique du corps-à-corps, c’est-à-dire une morale. Toute la mystérieuse transmission, le fluide de sorcellerie entre un boxeur et son entraîneur sont condensés dans une scène du deuxième film (1979) : Rocky est à l’église, il prie pour Adrian, tombée dans le coma après son accouchement. Il a délaissé la salle, alors qu’il doit affronter, pour la deuxième fois, Apollo Creed, lequel veut une victoire indiscutable sur celui qu’il appelle « tocard ». Mickey le rejoint et lui tient une sorte de sermon : « J’ai beaucoup de chagrin pour vous deux, mais que veux-tu qu’on y fasse ? […] On t’a donné une nouvelle chance, c’est ta seconde chance. Elle te mène au titre le plus prestigieux, et toi, tu vas faire tes petits moulinets avec le plus dangereux de tous les champions. Je te signale […] que ça doit avoir lieu bientôt, et t’es pas prêt. Alors moi je dis […] : pourquoi t’écraserais pas ce mec en lui rentrant dans le lard, comme la première fois ? […] Mais faut pas rester les bras ballants devant lui […], ce qu’il veut, c’est te massacrer, t’humilier, c’est prouver que ce que tu as fait […] c’était un coup de veine, un accident de parcours ! ». Au commencement était le verbe…

Rocky avant Rocky

Et au commencement était une histoire vraie. Sylvester Stallone a assisté à la retransmission dans un cinéma du combat entre Muhammad The Greatest Ali et un illustre inconnu, un costaud dégarni de deux mètres de haut nommé Chuck Wepner, dont la trogne sacrificielle a servi de cible aux poings démesurés de Sonny Liston. Il est tellement accoutumé aux coups, qu’on le surnomme le Sanguinolent de Bayonne, une ville du New Jersey à trente minutes de New York. Il a été choisi par l’organisateur des combats d’Ali, un certain Don King, dont la réputation plus que soufrée lui a valu, depuis, quelques déboires. Donc, ce 24 mars 1975, Wepner fait face à une légende. Pendant huit rounds, Wepner oppose une surprenante résistance. Au neuvième round, il expédie Ali au tapis ! Admiration de la foule, consternation dans le camp du champion du monde. À la quinzième et dernière reprise, Wepner va à terre, et ne se relève pas. Qu’importe, il est ovationné ! Stallone prend immédiatement contact avec lui. Il le rencontre, le fait parler, se nourrit du récit de sa vie. Il tient son personnage, Wepner lui fournit l’aliment de son scénario. Enivré de sa glorieuse défaite, Chuck connaîtra des moments difficiles. Avec Stallone, qu’il a menacé d’un procès, les relations se sont réglées à l’amiable… Il vit toujours à Bayonne, apaisé, visité, reconnu[1. Sur Wepner, The Real Rocky, 2011, documentaire de Jeff Feuerzeig, et The Bleeder, 2015, de Philippe Falardeau.].

Question noire, réponse blanche ?

La catégorie étant dominée, depuis les années soixante, par les Noirs, l’expression « grand espoir blanc », peut-elle être interprétée comme le soupir raciste du mâle blanc après sa grandeur passée ? Muhammad Ali, le plus élégant d’entre tous, personnalité brillante, ne cachait pas son sentiment sur Rocky : « Que l’homme noir apparaisse comme le meilleur […] aurait été contraire à la doctrine américaine. J’ai été si grand dans le domaine de la boxe, qu’ils ont dû créer une image comme Rocky, une image sur le grand écran, pour contrer la mienne sur le ring. L’Amérique se doit d’avoir ses images blanches, peu importe où elle les trouve : Jésus, Wonder Woman, Tarzan, ou Rocky… ». Cette thèse nous paraît discutable. La communauté de Rocky, « lumpenboxeur », excède largement la couleur de sa peau, elle repose sur une forte adhésion extra-ethnique. Enfin, même si ses pectoraux harmonieusement développés, bien loin de la gynécomastie des culturistes sous stéroïdes, inspirent le respect, ses victoires, toujours laborieuses, constituent un message universel… et simple : dis-moi comment tu cognes, je te dirai qui tu es !

L’arsenal de la douleur

Le ring est la Via dolorosa de Rocky. Au reste, c’est certainement dans la douleur plus que dans la seule victoire qu’il se forge une légitimité. Toujours dans Rocky III, où Apollo, son ancien adversaire devient son entraîneur, le luxe dans lequel il s’est installé après son couronnement nuit gravement à sa condition physique. Il doit tout quitter, retrouver le chemin d’une petite salle de quartier, réapprendre les enchaînements et la règle de base : un pas, un geste, (règle répétée dans Creed, le dernier de la série). Dans chaque film, les séances d’entraînement donnent les meilleures séquences, par le recours à des procédés dépourvus de sophistication : fonte, pompes sur une main, marches d’escalier, poulie[2. Dans La Taverne de l’enfer, 1978, chef-d’œuvre écrit et mis en scène par lui-même, Stallone organise des combats clandestins.] … Rocky veut la souffrance, la discipline (au sens religieux de mortification). Dans Rocky IV (1985), le russe Drago, champion cybernétique, son entourage d’ingénieurs et de médecins, ses écrans d’ordinateur, contrastent fortement avec Rocky, dans la neige jusqu’aux genoux, hachant d’énormes bûches, renforçant son trapèze en soulevant, à l’aide d’une poulie et d’une corde, un filet chargé de pierres.

L’homme de la seconde chance

Tout lui est donné, tout lui sera repris. On lui découvre, dans Rocky V (1990), une lésion au cerveau, liée aux multiples traumatismes (Muhammad Ali souffre de la maladie de Parkinson). Il n’a plus un sou, à la suite des manœuvres d’un comptable indélicat. Son garçon (joué par son propre fils, Sage, décédé en 2015 d’artériosclérose, à l’âge de 36 ans) s’éloigne de lui. Dans Rocky Balboa (VI, 2006), Adrian est morte d’un cancer. À plus de 50 ans, il accepte ce qu’on appelle un match exhibition avec le champion du monde des lourds. Son nouvel entraîneur est d’une franchise radicale : « Aucune vitesse, genoux fragiles, de l’arthrite dans la nuque, dépôt de calcaire dans les jointures, […] on va plutôt miser sur la bonne vieille force brute […] ». Séance de fonte, abdos, et visite à la chambre froide de l’abattoir, dans laquelle, jeune boxeur, il frappait comme un sourd les carcasses pendues à des crocs. Ainsi préparé, à l’ancienne, il ira, avec les honneurs, acclamé par le public, jusqu’au bout de son combat.

Et voici Creed. L’héritage de Rocky Balboa (2015) : le fils d’Apollo fait irruption dans sa vie. Il cherche une famille et un entraîneur. Rocky ne veut plus entendre parler ni de l’une ni de l’autre. Désespéré, plus seul que jamais, atteint d’un cancer, il n’attend plus rien de l’existence[3. Sur le thème de la mélancolie du boxeur, John Huston a donné, avec La Dernière Chance (1972), une œuvre crépusculaire.]. Il se laissera séduire, pourtant, par le jeune puncheur, et le conduira à la victoire.

Rocky est bien l’homme de la seconde chance. La première consiste à naître riche, beau et intelligent chez des patriciens de la Nouvelle Angleterre, la deuxième, dans un quartier misérable, et à monter sur un ring.
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Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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