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Les seigneurs sont de retour!

«Rochefort, Marielle, Noiret: les copains d’abord», ce soir à la télévision


Les seigneurs sont de retour!
Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort dans "Les grands ducs". AFP.

France 5 rediffuse ce soir à 22h45 le beau documentaire «Rochefort, Marielle, Noiret: les copains d’abord» de Pascal Forneri


Ici maison ! Ah ces trois-là, indépassables, inatteignables, inqualifiables, quand ils montraient leur visage à l’écran, nous enclenchions le pilotage automatique avant même que leur voix ne résonne dans nos pensées. Ils apparaissent et, par magie, les souvenirs affluent, une joie intérieure presque religieuse s’empare de nous, un état de félicité qui nous fait oublier toutes les petitesses du quotidien, rebuffades professionnelles et impasses personnelles. On vit plus fort, plus intelligemment, plus libre aussi à leur contact, comme si nos sens jusqu’alors engourdis par une actualité déplorable, se mettaient enfin à danser, à vibrer, à s’entrechoquer, à tinter différemment. Ils donnaient à nos existences anonymes l’éclat des rêveries d’été et, au cinéma, certainement ses plus belles années. Souvenez-vous, les soirs où leurs films passaient à la télévision dans notre jeunesse provinciale, nous étions touchés par la grâce ; le lendemain matin, à l’école, nous ne parlions déjà plus de la même façon, ils avaient inoculé dans nos esprits en formation, le goût de la farce et du jeu, des mots qui cascadent et puis de cette élégance à la française, entrelacs de littérature et de discrétion, de théâtre et aussi une forme d’errance solitaire, qui fut notre but ultime. Nous ne voulions pas gagner de l’argent, briguer un pouvoir quelconque, commander ou soumettre les autres, seulement leur ressembler, porter le trench avec suavité et rire de nos bêtises, proférer quelques énormités avec un aplomb aristocratique et une diction jésuitique, chahuter les officiels de la culture avec l’ironie des désengagés, se moquer des bêlants et des fats. Les imiter même maladroitement aura été notre seule ambition intime.

A relire, du même auteur: Rendez-nous Guy Lux!

Une nation qui a connu trois seigneurs de ce calibre-là, à la fois introspectifs et fantasques, secrets et immensément populaires, regarde les acteurs d’aujourd’hui, avec désenchantement et une pointe d’amertume. Comment leur succéder ? La marche était assurément trop haute et notre société tellement habituée aux fausses rebellions et aux poseurs endimanchés, aurait bien du mal à les comprendre, à saisir leur psychologie profonde, à toucher leurs fêlures. Leur décence nous honorait ; leur distance nous obligeait. Ils ne s’exprimaient pas à tort et à travers, ils gardaient leur opinion pour eux, ils n’avaient pas l’outrageante impolitesse de penser à notre place et de dicter nos choix politiques par pur calcul médiatique. Ils jouaient magistralement, prodigieusement, sans volonté de corriger les inégalités et les injustices, sans le désir puéril d’endosser la cape d’un guide suprême, sans cette désagréable manie de se victimiser à l’infini. Ils gardaient leurs plaies fermées. Ils n’étaient les porte-parole ou porte-drapeaux de personne. Et pourtant, ils furent essentiels à notre éducation, leur refus de se regarder le nombril et de se confesser en public, de ne pas trahir les auteurs et surtout de ne pas se prendre au sérieux nous tient maintenant d’armature morale et esthétique. Sans le savoir, ils auront été de délicieux précepteurs. Nous sommes simplement heureux de les revoir ensemble ce soir dans le documentaire de Pascal Forneri car, tout chez eux, nous séduit, leur malice, leur complicité, leur attitude, leur réserve, leur classe naturelle, leur manière de traverser une si longue carrière sans geindre, leur délicatesse à éluder leurs troubles, à ne pas ennuyer et cependant, à prendre toute la lumière. Cette pudeur-là était un bien précieux dans le monde d’avant. Une valeur. Finalement, les films s’effacent devant nos grands ducs. Même les plus grands réalisateurs n’ont pas réussi à leur voler la vedette. Ces trois-là forment un tout avec leur œuvre, ils dessinent un rond parfait, une plénitude enfin retrouvée. Ils auront été nos meilleurs poètes du dimanche soir, comme l’écrivait Borges : « La poésie est peut-être la substance même de la vie ». Ils ont donné à la vie, ce souffle et cette béatitude qui nous servent de boussole. Et puis, ils nous surprennent encore, à la dérobée. Nous sentons le tressaillement intérieur de Rochefort, cette brûlure qui vient de loin, qui le consume, il arrive à se maîtriser, mais il bouillonne, il pourrait exploser à tout moment. Chez Marielle, derrière le paletot du VRP, du stentor des stations-services, il y a le méditatif, le traînard, l’artiste contemporain, peut-être plus doué pour l’abstraction que pour l’échappée boulevardière. Noiret, le plus accompli, le plus campagnard, conserve une part de mystère, les souliers sur mesure sont un leurre, qui est-il ? Pour répondre à toutes ces questions, nous n’avons pas fini de les regarder et de les vénérer.

Le vendredi 10 mars à 22h45 sur France 5, ou en replay.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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