Enfant dans les années 70, je fus témoin d’un hold-up. J’ai bien sûr mis quelques années à comprendre. L’omerta ne se brise pas facilement. Mais les faits étaient là : sous les yeux impuissants des adultes qui m’entouraient, l’héritage de Pierre Mendès France avait été subtilisé par des technocrates europhiles réunis autour d’un certain Michel Rocard.
Pour quelques-uns, l’objet du délit était ce « parler vrai » de Mendès, qui avait autrefois ravi les Français. Pour accréditer cette thèse, on se chargea dans la gauche magazine de présenter les plates évidences jargonneuses de Rocard en continuum mendésiste. À force qu’on ânonnât ce crédo, tout le monde, ou presque, finit par le croire.
Pour quelques uns des miens, nationaux d’adoption, c’est-à-dire convaincus, cette usurpation de la référence à Mendès France n’était pas un contre-sens mais une escroquerie. Il s’agissait de détourner le public d’une sorte de scandale historique : c’est justement parce que Mendès était patriote qu’il avait pu comprendre les combats d’un Giap ou d’un Bourguiba, tout en empêchant dans le même temps le réarmement de l’Allemagne, notre ennemie résolue. Que notre légitimité nationale nous ouvrît à celle des autres, que la gauche française ne fût jamais si universaliste que lorsqu’elle arborait nos trois couleurs, qu’il fallût continuer de protéger la France du projet allemand de domination continentale, tel était l’héritage de Mendès. Il ne fallait à aucun prix que le peuple s’en emparât. Rocard se chargea de dérober et dissimuler ce trésor historique. Ce fut son seul succès. Il était idéologique. L’alliance de Chèvenement et de Mitterrand barra la route du pouvoir aux forces sociales qui réclamaient Rocard for president. L’exception française survécut ainsi encore quelques années. Ici ou là, on murmure même qu’elle pourrait renaître.
Aujourd’hui que Michel Rocard est mort, les thuriféraires du fiasco français n’en finissent pas de célébrer la mémoire de l’éternel candidat à la fonction suprême. Ils lui doivent bien cela. Rocard a été un symbole, celui d’une étrange ambition (qu’un Benoist-Meschin dont la lecture des œuvres de mémoires sera utile à l’observateur contemporain n’aurait pas renié) : le « réalisme européen », ce « parler vrai » qui fait de l’esprit de reddition la forme la plus aboutie du courage.
Mais Rocard était aussi un homme. On peut aussi savourer le fruit en observant l’arbre qui l’a porté, les contorsions de ses branches, son écorce éclatée. L’échec politique et le succès idéologique de Michel Rocard sont aussi liés sa personne.
Il arrive que plus le détail soit véniel, plus il soit parlant. Je me souviens par exemple qu’après son passage à Matignon – qui ne fut ni scandaleux, ni historique; pour peu qu’on veuille bien considérer que les accords de Matignon portant sur la petite et lointaine Nouvelle-Calédonie n’avaient rien à voir avec le drame algérien, trente ans auparavant –, Rocard se plaça la tête du parti socialiste. La tradition aurait voulu qu’il prît le titre de « premier secrétaire », comme ses prédécesseurs. Mais non ! Rocard se fit nommer « président » du parti. De nombreux journalistes en furent émus tant ils voulaient l’être : pour eux, c’était la preuve que Michel Rocard était déterminé à assurer la succession de François Mitterrand. Libéré de sa charge ministérielle, le champion des médias se présidentialisait. La preuve : il était devenu « président » du parti ! Je ne me souviens pas d’avoir lu quelque part que cet affichage ressemblait à une posture et qu’il trahissait moins une ambition réelle qu’une volonté d’être perçu comme-quelqu’un-qui. Et que ce n’était pas seulement communication bon marché, cousue de fil blanc, mais symptôme : le narcissisme.
Michel Rocard n’a jamais pu dépasser cette inquiétude de soi, cette course après son propre reflet, cette volonté d’apparaître volontaire. Comme Narcisse, il s’est noyé dans sa propre image… de présidentiable. On s’est souvent gaussé de l’appel de Conflans (à l’été 1980, Rocard tente de prendre Mitterrand de court en annonçant sa propre candidature) mais a-t-on vu, dans le bredouillement pathétique de cette déclaration, ce qui handicapait vraiment Michel Rocard : il se racontait quelque chose à lui-même, il s’observait, il se regardait s’adresser à la nation, il courait après un « idéal de soi » quand il aurait fallu être soi, tout simplement.
Il n’y eut pas que cette maladresse médiatique. L’éternelle posture rocardienne concernait également le programme politique. Rocard a toujours voulu apparaître comme l’inspirateur d’une gauche enfin « raisonnable », « intelligente » et « consciente des réalités ». Il était la deuxième gauche. Passons sur la formidable agressivité des narcissiques pour lesquels les autres ont toujours tout-faux. Se dire raisonnable, intelligent et réaliste, c’est tout de même souligner à quel point les autres, tous les autres, se partagent entre bêtise et lubies diverses. Qu’un Chevènement, membre de la première gauche, ne fût ni réaliste, ni raisonnable, ni intelligent, trente ans plus tard et au vu des événements qui ont suivi, je n’en suis toujours pas convaincu. Mais telle est l’obstination du narcissique : courant frénétiquement après l’idéal de soi, toujours déçu de lui-même, il trimbale avec lui une sourde hostilité chargée de faire contrepoids à sa propre déception. Il s’affichera doux, pour vous montrer dur ; il fera montre de réflexion pour mieux souligner votre pulsionnalité crasse ; aimerez-vous le vert, qu’il s’affichera en bleu. Serez-vous de la première gauche, il en inventera une deuxième, tellement mieux.
Passif-agressif, le rocardien n’a pas de convictions mais une différence, registre sur lequel il jouera en permanence. La gauche veut nationaliser à 100 % (1981) ? Il hausse les épaules : lui nationaliserait à 51 %. La gauche veut ne garder que 51 % (1988) ? Il pouffe : la minorité de blocage suffirait amplement. Le gouvernement se contente d’une minorité de blocage (1995) ? La gauche a encore tout faux : l’influence réglementaire de l’état est une bien meilleure arme. Vous dîtes au rocardien « service public », il répond « délégation de service public ». Vous lui dites « délégation », il vous répond « marché ». Mais alors, il est libéral ? Parbleu, non, il est de gauche !
Ça a l’air techno comme ça – et le rocardien n’a pas son pareil pour techniciser une question politique, citant plus que de raison arrêts du Conseil d’Etat, théorie schumpeterienne, instruments de politique monétaire, directive européenne, sixième conférence de je-ne-sais-quoi… – mais ne nous y trompons pas, c’est platement névrotique. Plutôt que d’affronter le père (un pouvoir) et le réel (les élections), c’est-à-dire se coltiner la castration symbolique (la possibilité de l’échec, comme Mitterrand en 1974), le rocardien botte en touche. Toujours. Il se dira éternellement empêché (par Mitterrand autrefois, par les populistes aujourd’hui, par l’Europe qu’il a construite mais qui n’est jamais à la hauteur de l’enjeu). L’idéal de soi est tellement immense qu’il ne peut passer par l’épreuve du réel. Les autres, les circonstances interdisent toujours la grande œuvre de s’accomplir. Ainsi Rocard ne sera jamais président de la République. Et la jouissance narcissique de demeurer là, intacte comme un regret.
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