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Robespierre, le péché originel de la Révolution

Débat entre Marcel Gauchet et Patrice Gueniffey


Robespierre, le péché originel de la Révolution
Marcel Gauchet et Patrick Gueniffey. Photo : Hannah Assouline.

Pour saluer la parution de Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, le nouvel essai de Marcel Gauchet, nous avons voulu le confronter à l’historien Patrice Gueniffey. Pourquoi ce symbole de la Terreur et des grands principes démocratiques habite-t-il toujours le subconscient français ? Quelle est sa postérité ? Un débat passionnant et toujours ouvert. 


Causeur. Marcel Gauchet, pourquoi consacrer un livre à Robespierre aujourd’hui ?

Marcel Gauchet. Parce qu’il y a lieu de revisiter la signification de l’expérience révolutionnaire. Or, Robespierre est le concentré de la mémoire de la Révolution française. Aucun autre ne l’incarne autant que lui. Certains – Sieyès, Mirabeau, Danton – représentent un de ses moments, mais dans l’imaginaire collectif, Robespierre épouse l’ensemble du mouvement révolutionnaire avec une netteté particulière, car il est chaque fois le plus marquant. Il exprime et représente à la fois la radicalité révolutionnaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et la radicalité du renversement des principes de la liberté dans leur contraire : la Terreur.

Sans doute, mais depuis le bicentenaire célébré en 1989, la Révolution française elle-même n’est plus une question qui fâche. En dehors des universitaires, qui s’intéresse encore à Robespierre ?

Marcel Gauchet. Vous avez raison : le bicentenaire a été, après deux siècles de débats passionnés, un enterrement de la Révolution. Mais nous sommes en train de changer d’époque : après une phase d’oubli, non pas de la mémoire révolutionnaire, mais de la manière dont elle s’est traduite dans le débat politique, nous entrons dans une période de réappropriation mémorielle du passé national. Dans cette nouvelle configuration, deux tendances se heurtent. D’un côté, une pente qui tend vers l’oubli et la banalisation de la France, dans le contexte européen et global. De l’autre, une réaction dite « identitaire », qui traduit un profond mouvement de redéfinition des identités nationales dans ce qu’elles ont de particulier. Le passé, dont nous avons eu l’impression d’être délivrés, revient, au moins comme question. Or, dans le passé national, la Révolution joue un rôle-clé.

Patrice Gueniffey, observez-vous, comme Marcel Gauchet, ce retour de la Révolution française dans le débat national ?

Patrice Gueniffey. Je n’en suis pas sûr. Ce que je vois, en revanche, c’est une nouvelle phase dans laquelle l’esprit de la Révolution continue de vivre dans le travail de la démocratie, mais sous une forme qui n’est plus politique. La phase d’explicitation politique de la Révolution et de ses conséquences est à peu près épuisée : la France a trouvé un équilibre politique en réussissant à articuler Ancien Régime et République dans le cadre de la Ve République. La démocratie comme régime politique n’est plus vraiment contestée : fascisme et communisme ont disparu. Si la Révolution vit encore, souterrainement, c’est davantage comme une promesse d’égalité vague et indéfinie.

C’est pourquoi Robespierre a toujours une actualité : nous assistons à la surenchère des droits qu’il a incarnée plus que les autres. S’il reste dans la mémoire collective, c’est précisément parce qu’il est l’homme des principes. Il incarne la radicalité de l’idée démocratique elle-même : le fait que l’idéal démocratique ne peut être pleinement atteint, l’insatisfaction qui en découle et la quête de toujours plus de démocratie qui s’ensuit. Aujourd’hui, les principes, les droits individuels parlent aux gens, tandis que la citoyenneté, l’État, la souveraineté, toutes choses qui étaient l’objet politique même de la Révolution et que Robespierre avait également incarnées, ne leur parlent plus. Une moitié de Robespierre a survécu. Par ailleurs, ressentiment et jalousie – sentiments typiquement français – contribuent à protéger Robespierre contre l’oubli. Ne fut-il pas l’homme du soupçon ? Dans le très médiocre film Un peuple et son roi, Robespierre est, avec Saint-Just, le seul personnage vraiment consistant. Les autres sont des ectoplasmes qui traversent l’écran sans qu’on sache très bien de qui il s’agit. Mais le Robespierre terroriste n’a pas disparu, lui non plus. Avec la transformation de la mémoire historique en morale, il incarne plus que jamais le bourreau, et Marie-Antoinette la victime.

Il y a donc une légende noire (le tyran) et une légende dorée (l’incorruptible) de Robespierre. Peut-on complètement échapper à ces mythes ? Comment éviter à la fois la réhabilitation et la diabolisation ?

Marcel Gauchet. J’ai essayé de me tenir à l’écart de ce dilemme entre damnation et réhabilitation. Il faut rendre compte de l’étrangeté de l’attraction que ce personnage, peu fait pour attirer quoi que ce soit, a exercée pendant la Révolution. Comment ce type, pas aimable, froid, distant, ne faisant confiance à personne, en prend-il la tête jusqu’à en devenir le visage ?

Il devait y avoir deux cents personnes comme lui à l’Assemblée en 1789 et Robespierre n’a aucune raison de s’imposer, surtout face à des personnages très en relief. Mais il a su mobiliser l’opinion publique, attirer l’attention et devenir populaire alors que ce n’était pas un démagogue comme il y en avait des quantités. Ses dissertations laborieuses devaient endormir la population des sans-culottes, mais ils étaient prêts à se faire couper en deux pour lui. Sans Robespierre, la trajectoire révolutionnaire, à partir de la Convention, n’aurait pas été ce qu’elle a été. Il faut expliquer cette puissance hors pair. Mon livre est une tentative de dégager l’entrelacs entre cette puissance mobilisatrice et la face très sombre du personnage.

Comment la décririez-vous ?

Marcel Gauchet. Je dirais que ce manœuvrier hors pair manifestait une parfaite indifférence à la dimension humaine de la politique qui n’était pas, cependant, de l’inhumanité.

Pour vous, c’est un homme-idée empreint d’une certaine mystique…

Marcel Gauchet. Mystique, oui, certainement ! Aux yeux de la postérité et jusqu’à aujourd’hui, c’est le seul saint laïque de la mémoire française. Il est parfaitement laïque et parfaitement saint en même temps, une sacrée performance !

Patrice Gueniffey. Je suis d’accord avec Marcel sur le fait que Robespierre ne sort pas du lot et ressemble en apparence à la plupart des députés. Du moins au début de la Révolution. Ce qui ne résout pas la question du mystère de sa personnalité. Cependant, si je trouve remarquable votre tentative de présenter Robespierre sans faire beaucoup de part à la psychologie, qui est la voie ordinaire la plus empruntée, c’est aussi sa limite : comment expliquer son incroyable – et très précoce – popularité ? Elle ne procède pas de la rencontre entre un public et un homme qui ne chercherait pas cette popularité. Il l’a cherchée, voulue, conquise, avec une habileté hors pair.

Mais il a tout de même été repéré très tôt par Mirabeau. Est-ce si anodin ?

Patrice Gueniffey. Ne surinterprétons pas : beaucoup de députés gravitent comme lui autour de Barnave ou Mirabeau. Cependant, Mirabeau aurait eu cette phrase prémonitoire : « Il ira loin, il croit tout ce qu’il dit. » Et c’est là qu’on bute sur le mystère de cet homme ordinaire, qui, de surcroît, ne fait pas de concessions aux modes contemporaines : jusqu’à la Terreur, il porte perruque poudrée et bas de soie, mais devient l’idole des sans-culottes ! Il choisit d’être l’homme des principes, quoi qu’il en coûte, parce qu’il lie son sort à celui de la Révolution. Il a une puissance de conviction unique, alliée à une souplesse tactique extrême.

Cette défense absolue et inconditionnelle des principes n’est-elle pas la définition même du fanatisme ?  

Patrice Gueniffey. Robespierre – et votre livre, Marcel Gauchet, a le mérite de le souligner – appartient, du moins lorsqu’il s’efforce de définir la cité à venir, celle d’après la Révolution, à la sphère de la pensée libérale. Les projets de Constitution et de déclaration des droits de 1793 sont des textes d’inspiration globalement libérale. Ce qu’on y trouve de plus radical, c’est la proposition d’impôt progressif sur le revenu, qui est d’ailleurs rejetée par la Convention !

Marcel Gauchet. Robespierre est un vrai politique et non pas un simple fanatique des principes… Il y a des fanatiques des droits de l’homme dans le mouvement révolutionnaire, au club des Cordeliers, par exemple, des gens pour qui la réalité relève d’un complot contre-révolutionnaire ! Robespierre n’a rien à voir avec ces gens-là, qui lui inspirent une sorte de répulsion. Il a un pied dans les deux mondes. C’est un doctrinaire réaliste, chose rare.

Patrice Gueniffey. Tout à fait ! Il reste monarchiste jusqu’au jour où la monarchie sera renversée, parce qu’à ce moment, il en est convaincu, le peuple a tranché la question. Il prend bien garde à ne pas être en avance sur le peuple. Il est le peuple, il fusionne son idée du peuple avec sa personnalité pour devenir le peuple lui-même.

Préfigure-t-il ce qu’on appellera plus tard le totalitarisme ?

Marcel Gauchet. Non, pour une raison simple – qui est précisément le point faible de Robespierre :  pour les vrais totalitaires, la question du pouvoir est première. C’est le but. Pour Robespierre, le pouvoir n’est qu’un moyen. Il épouse le mouvement populaire, mais à aucun moment il ne se préoccupe de ce que tout militant gauchiste apprenait encore dans ma génération comme première leçon : la question de l’organisation. Des gens le mettent en garde contre le risque insensé d’avancer sans consolider un appareil de pouvoir. Il a des fidèles, un réseau de gens très bien informés, mais il ne règne que par la parole, sans relais politiques efficaces pour asseoir son pouvoir.

Pourtant vous avez dit tous les deux que c’était un fin politique.

Marcel Gauchet. La politique démocratique avec les partis n’existe pas encore, elle est en train de s’inventer. Sa finesse politique se manifeste par sa capacité de comprendre mieux et plus vite ce qui se passe, son talent de discerner le point d’équilibre dans les jeux d’assemblée, son art de mobiliser les forces en présence.

Patrice Gueniffey. Exactement : contre les hébertistes, contre Danton qu’il utilise d’abord pour abattre ses adversaires hébertistes avant de rompre avec lui… Mais, en même temps, il faut se garder d’anachronisme : l’idée d’une machine jacobine est une fiction. Les jacobins n’ont ni parti ni véritable idéologie puisque l’horizon, ce sont la démocratie libérale et les droits individuels. Ce n’est pas très radical, d’où l’écart de plus en plus grand entre la pratique et le but à atteindre. Plus Robespierre s’enfonce dans la pratique politique terroriste, plus il s’éloigne du but à atteindre, avec l’impossibilité de le rejoindre un jour.

Comment Robespierre l’homme des principes devient-il l’homme de la Terreur ?

Marcel Gauchet. Le mot « Terreur » lui-même est extrêmement difficile à manier. Il y a un arrière-fond terroriste de la Révolution, c’est-à-dire une certaine sacralisation de la violence populaire, par principe excusable, qui commande dès le départ. Et Robespierre va manier jusqu’au bout cette rhétorique, voyant dans les massacres de septembre 1792 un « mouvement populaire », donc indiscutable. Venant du peuple, la violence est salvatrice, régénératrice. Cette lecture des événements est encore à l’œuvre aujourd’hui dans le sans-culottisme universitaire. Ces braves gens nous expliquent que c’est une juste revanche, l’explosion d’une colère contenue depuis des millénaires.

Sur cet arrière-plan, on peut observer un mouvement en trois temps. Techniquement, la Terreur commence avec la justice d’exception que représente le Tribunal révolutionnaire, au printemps 1793. Mais il reste une institution beaucoup plus conjuratoire que réellement opérationnelle. Il fait peu de victimes dans ce premier temps. Car la logique de ses créateurs est, selon la formule de Danton : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être. » Il s’agit avant tout de canaliser et de domestiquer, en lui donnant un débouché institutionnel, la violence inhérente à l’événement révolutionnaire.

La deuxième Terreur intervient à l’automne 1793 sous la pression de la rue parisienne qui somme la Convention de trancher par la violence les problèmes insolubles politiquement, à commencer par l’approvisionnement de la capitale ou l’insurrection de l’Ouest… La Terreur devient un « ordre du jour », en définissant ses procédures et des cibles – la loi des suspects. C’est le moment « classique », si j’ose dire, de la terreur politique, avec l’élimination des Girondins ou de Marie-Antoinette, bref, des présumés « ennemis du peuple ».

La troisième Terreur, la plus énigmatique, qu’on appelle « la Grande Terreur », se développe pendant la dernière phase du pouvoir robespierriste avec la fameuse loi de prairial, votée au printemps 1794 dans la foulée de la fête de l’Être suprême. L’explication triviale est tout simplement que la politique terroriste a semé un bazar terrifiant dans le pays. Tout le monde accuse tout le monde et ni la Convention, ni le Comité de salut public, ni le Comité de sûreté générale ne maîtrisent plus le processus à la base. Même à Paris ils ont du mal, mais alors imaginez ce qui se passe en province… Ils décident alors de reprendre la main en centralisant la Terreur, c’est-à-dire en jugeant tout le monde à Paris. C’est un moment paroxystique invraisemblable. Il faut imaginer ces convois de suspects qui confluent de tous les points du territoire vers Paris. Très vite le système est saturé, les prisons sont bondées, c’est un foutoir gigantesque. Pour s’en sortir, ils accélèrent la cadence. Le Tribunal révolutionnaire condamne par fournées entières. Interviennent en plus les luttes du pouvoir au sein même des comités, même si on est réduit aux conjectures à leur sujet. Au sein du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale, qui, en fait, détient les manettes policières de la Terreur, on utilise vraisemblablement ces exécutions de masse pour discréditer la politique de Robespierre.

S’il s’agissait de discréditer Robespierre, ça a marché !

Marcel Gauchet. Oui, ça a marché !

Patrice Gueniffey. Sur ce point, on ne sera pas d’accord. La Terreur commence à partir du 10 août 1792, jour de l’arrestation du roi. Entre le 10 août et le 21 septembre, c’est toute l’œuvre constitutionnelle de la Constituante qui est renversée, et du même coup toute œuvre future de la Révolution qui se voit condamnée par avance. Dès lors, on ne sait plus à quoi sert la Révolution. Si on a renversé la Constitution au nom du peuple, on pourra très bien renverser la prochaine au nom du peuple. Il n’y a plus de légitimité et donc plus de stabilité institutionnelle. Jusque-là, la Révolution avait un but clair, assigné, visible, qu’on appelait la « régénération de la France », et qui avait pris la forme, sans doute imparfaite, de la Constitution de 1791 qui avait conservé le roi, mais un roi qui n’était plus de droit divin. Après le 10 août, la Révolution est sans but, sans boussole et fatalement, les autorités sont condamnées à perdre leur légitimité. C’est à partir de l’automne 1792, dans cette Révolution qui a perdu de vue ses objectifs, qu’apparaissent les premiers essais de théorisation de la Terreur, à commencer par le discours de Robespierre lors du procès du roi. C’est là qu’il invente le concept de justice propre au temps révolutionnaire, qui connaîtra la fortune que l’on sait.

C’est donc par la Terreur que Robespierre trouve donc la manière de passer des paroles aux actes ?

Patrice Gueniffey. Oui, et il commence à théoriser la Terreur comme la forme propre du mouvement révolutionnaire lui-même : si ça n’a pas marché, c’est qu’il n’y avait pas assez de vertu, que les Français ne sont pas encore vraiment républicains, que le crime et la trahison sont aussi en chacun d’eux. L’épuration sans fin commence… Ce discours sera explicité progressivement, au gré des circonstances, mais très tôt Robespierre critique le fonctionnement du Tribunal révolutionnaire, créé sur l’initiative de Danton qui à ses yeux nuit par trop de formes à l’efficacité de la justice révolutionnaire.

Marcel Gauchet. Mais il y a un très grand pas de l’incertitude sur la légitimité et l’instabilité institutionnelle à l’emploi de la Terreur comme moyen de faire face à l’adversité politique. C’est ce saut qu’il faut expliquer. Je crois au contraire que le 10 août est un moment de révélation pour Robespierre. Il le change profondément en lui faisant découvrir une idée qu’il n’avait absolument pas en tête au départ : la République. C’est un régime sans vrai précédent dans l’histoire qu’il s’agit désormais d’instaurer.

Penser la disparition de la monarchie ne devait pas être une chose aisée !

Marcel Gauchet. Surtout pour Robespierre qui déteste le pouvoir. Sa perspective initiale est celle d’une monarchie faible avec un mannequin sur le trône qui laisse le peuple aussi libre que possible. Mais à partir du moment où il n’y a plus de roi, il faut assumer ce pouvoir auquel, de surcroît, les circonstances interdisent d’être limité. Il découvre une responsabilité terrifiante. On le voit travaillé par l’idée de démission, car il doute face à une tâche inouïe : fonder le pouvoir sur les principes dont il s’était fait le champion. À ce moment-là, on n’est plus dans le projet de régénération de la première phase de la Révolution (1789-1792), mais dans celui de la fondation. Il ne s’agit plus seulement de définir des règles constitutionnelles nouvelles, mais d’établir un régime qui n’a jamais existé.

Patrice Gueniffey. Nous sommes d’accord là-dessus.

Pourquoi cette phase doit-elle passer par l’épuration ?

Patrice Gueniffey. Parce qu’il s’agit de vertu. La régénération supposait de remettre les choses à plat, pour refaire en mieux. La vertu, c’est autre chose, cela relève de l’absolu. On n’est plus dans la réforme, même radicale, mais dans la création du nouveau. On n’est plus dans la politique, mais dans la morale.

Marcel Gauchet. Quand on prétend faire table rase et recréer l’humanité, cela change la nature du problème. La République exige en effet le sacrifice des intérêts privés à l’intérêt général. C’est cela le règne de la vertu. C’est une mutation morale qui instaurera véritablement la souveraineté du peuple. Il y a là-dessus chez Robespierre une très grande continuité de pensée…

Patrice Gueniffey. Simplement – et c’est très bien montré dans votre livre – cette pensée ne s’applique plus au même objet. Dans sa – très précoce – conception absolue du peuple vertueux, uni autour des principes de la Révolution, Robespierre se voit comme celui qui va surveiller et limiter le pouvoir, l’empêcher de devenir un lieu de la corruption. À partir du moment où les institutions se sont effondrées et où lui-même se retrouve au pouvoir, cette idée se dérobe, puisque précisément l’absolu, qui était un surveillant, un censeur, occupe le lieu du pouvoir. Cette contradiction engendre une logique et une politique d’épuration dont la loi du 22 prairial, couplée à la célébration de l’Être suprême, est l’aboutissement presque parfait.

Marcel Gauchet. Tout à fait : l’élément déterminant dans la politique du Comité de salut public, c’est l’angoisse devant une situation qui se dérobe.

Le peuple robespierriste a-t-il une dimension ethnique ? 

Patrice Gueniffey. La question n’a guère de sens pour l’époque. Pour Robespierre, le peuple se définit à la fois par une qualité sociale (il invoque volontiers le soutien des « indigents » et de ceux qui possèdent peu), et par une qualité morale (ce sont ceux qui sont les plus vertueux, autrement dit les moins éloignés de la chose publique). Il y a certainement, dans sa conception du peuple, une dimension nationale, car le peuple français est l’avant-garde d’une révolution dont la vocation est universelle. La guerre, quasi perdue en 1793, quasi gagnée en 1794, accentuera cette dimension nationale que les conquêtes de l’époque du Directoire ne cesseront ensuite de renforcer.

En somme, comme Jean-Claude Michéa (et Orwell), il croit à la common decency naturelle des gens ordinaires !

Marcel Gauchet. Bien sûr ! C’est le père de l’idée !

Patrice Gueniffey. Le peuple, ce sont les gens qui n’ont ni trop ni trop peu.

Marcel Gauchet. Son logeur, le menuisier Duplay…

Patrice Gueniffey. Ou les gens qu’il côtoyait dans son Artois natal.

Si la Révolution n’avait pas eu lieu, Robespierre aurait-il pu devenir le premier droit-de-l’hommiste ?

Marcel Gauchet. Non, même pas. Le président de l’académie d’Arras… Un philanthrope d’intérêt local.

Patrice Gueniffey. Oui, c’est ça. Il avait des idées un peu philanthropiques et très banales, comme beaucoup à l’époque.

La Terreur aurait-elle eu lieu sans Robespierre ?

Marcel Gauchet. À partir du renversement de la monarchie, la Terreur était inévitable. La fracture politique du pays était telle que l’unique solution immédiate était une répression violente de l’adversaire. Cependant, Robespierre a certainement donné à la Terreur révolutionnaire sa marque distinctive : celle d’une justice expéditive, basée sur le principe de la vertu qui juge la corruption. Et cette image de tribunaux populaires hante l’imaginaire de la gauche révolutionnaire depuis lors. C’est une institutionnalisation de ce qui ne peut pas l’être, c’est-à-dire de la conscience révolutionnaire. L’arbitraire pour sauver les droits, l’oppression pour sauver la liberté, c’est dans ce paradoxe que réside la vision robespierriste de la Terreur.

Patrice Gueniffey. J’ajoute que, si Robespierre est resté l’incarnation de la Terreur, c’est qu’elle a fini avec lui. Ses vainqueurs auraient bien voulu continuer ; simplement, en quelques jours ou quelques semaines, tout se démantèle. Il ne peut pas y avoir un deuxième Robespierre car – et c’était une des intuitions fortes de Furet – lui seul a eu le don d’incarner la Révolution dans ce qu’elle avait de plus radical. C’est à la fois la source de son mystère et de sa puissance.

Qui sont ses héritiers aujourd’hui ?  

Marcel Gauchet. Il y a une vraie postérité de Robespierre, mais elle est diffuse, c’est un spectre qui ne s’identifie pas à une famille bien déterminée. On peut la rattacher à trois mots : principes, vertu, salut public. La préférence pour la politique des idées par rapport à la politique pragmatique, l’hostilité à la corruption, le goût de l’autorité dès lors qu’elle est publiquement justifiée. Cela explique que le personnage – comme ce qu’on appelle le jacobinisme – parle très largement. Il représente notamment une certaine image de la rigueur et du désintéressement dans l’exercice du pouvoir, qui continue d’avoir un écho tout à fait certain. Napoléon a d’ailleurs joué un rôle important dans ce sens : son estime pour Robespierre a beaucoup compté dans la postérité. N’oublions pas le jeune jacobin qu’il a été.

Patrice Gueniffey. C’était même un jeune robespierriste !

Marcel Gauchet. Oui, tout à fait. Et il lui est resté fidèle à sa façon tout en prenant quelques libertés…

Patrice Gueniffey. Pendant la campagne d’Italie, Bonaparte rend publiquement hommage à Robespierre à une époque où c’est très mal vu. Il lui montre une vraie fidélité, parce que son Robespierre n’est pas le Robespierre des droits de l’homme, c’est celui qui, selon lui, a tenté de terminer la Révolution par la dictature. Il peut donc y avoir un Robespierre de droite, un modèle de l’autorité du pouvoir, indépendamment de la politique exercée.

Robespierre est donc celui qui a cassé les œufs pour nous permettre de profiter de l’omelette…

Patrice Gueniffey. D’une certaine façon, oui. Il a échoué, mais la Révolution a gagné. Sans lui, peut-être n’aurait-elle pas gagné, mais en même temps elle ne pouvait finalement que s’autodétruire avec lui. Sa politique contribue à la victoire de la Révolution sur ses ennemis, mais sa mort assure cette victoire. La Troisième République le déteste, parce qu’il incarne la Terreur, avec en plus un petit côté bigot qui ne leur plaît pas. Ces républicains-là préfèrent nettement Danton. Mais les républicains autoritaires de droite – bonapartistes, dirait-on –- peuvent tout à fait assumer Robespierre. De même que l’extrême gauche, qui le revendique explicitement depuis Blanqui…

Marcel Gauchet. Jusqu’à Mélenchon et Badiou !

Patrice Gueniffey. Il a eu une postérité multiforme.

Marcel Gauchet.  C’est pour cette raison qu’il est inscrit très profondément dans l’imaginaire national.

Robespierriste, ce n’est tout de même pas un compliment…

Patrice Gueniffey. La République ne peut pas assumer Robespierre dès lors que, comme le montre Marcel, il est certes l’homme de la fondation, mais dans ses termes à lui. Il est donc l’impossibilité de la fondation, le péché originel de la République. Une fois installée, celle-ci ne peut pas l’avouer.

Marcel Gauchet, quand on vous lit, on se dit que Robespierre n’était peut-être pas le plus grand robespierriste de la Révolution. L’usage péjoratif de ce mot dans le débat français est-il une injustice ? 

Marcel Gauchet. Il ne faut pas chercher la justice dans le champ de la mémoire collective. Cela dit, c’est une injustice à double tranchant. Elle rend hommage d’une certaine façon à ce qu’elle réprouve. On préfère quand même, n’en déplaise à Cioran, l’intransigeance des procureurs à la crapulerie aimable, même si on la redoute.

Robespierre est mort, la Troisième République et la Révolution aussi… Est-il temps d’intégrer « L’Incorruptible » au Panthéon ?

Patrice Gueniffey. Non. Parce qu’il reste l’incarnation de la Terreur, de l’extermination d’une partie des Français par une autre. On ne peut pas panthéoniser l’incarnation de la guerre civile.

Marcel Gauchet. Une panthéonisation serait absurde. C’est un homme-clé de l’histoire de France, mais pour autant, il n’est pas une figure qu’il faudrait rendre consensuelle. On peut reconnaître sans absoudre. Il faut garder sa dimension tragique d’incarnation du dissensus national dans ce qu’il a eu de plus violent.

Patrice Gueniffey. Même les Anglais, qui ont un rapport plus apaisé que nous à leur histoire ont posé la plaque commémorative de Cromwell à l’extérieur de Westminster. Reconnu, mais un petit peu à part.

Marcel Gauchet. Ceux qui souhaitent panthéoniser Robespierre, et il y en a, cherchent, au fond, une reconnaissance officielle de la légitimité de la démarche terroriste. Il ne faut absolument pas l’accepter. Ce serait d’autant plus une folie que la tentation d’anéantir moralement, de frapper d’inexistence l’adversaire politique, est toujours présente. Le seul véritable progrès qu’on ait réalisé, c’est que la Terreur ne menace plus l’existence physique, mais l’existence sociale.

Nous serons d’accord pour affirmer que la métaphorisation de la guillotine est une excellente chose. Une question conclusive à chacun de vous. Patrice Gueniffey, vous avez dit ne pas croire à la démocratie ? Est-ce à cause de son origine révolutionnaire ?

Patrice Gueniffey. Non, c’est à cause de la contradiction foncière, et de plus en plus affirmée aujourd’hui, du moins dans les pays d’Europe occidentale qui croient vivre, et vivent d’une certaine façon, hors de l’Histoire. On pourrait aujourd’hui leur ajouter les Canadiens, qui sont un peu (horreur absolue à mes yeux !) notre futur : un pays multiculturaliste voué à l’extension indéfinie des droits. Cette contradiction était au cœur du principe de l’idée démocratique, puisqu’elle est d’abord un régime – la liberté – dont la finalité est de créer, sinon une égalité parfaite des conditions, du moins une égalité relative des conditions. Le résultat a été atteint, dans la mesure où il s’agit toujours, et seulement, d’une approximation. La démocratie comme régime politique ne se heurte plus à aucun adversaire égal en dignité et capable de prétendre, comme elle, à un rayonnement quasi universel, puisque les printemps arabes ont prouvé que la démocratie (politique) n’est pas une nourriture qui convient à tous les estomacs. Aujourd’hui, l’autre forme de la démocratie, comme condition sociale, se poursuit, mais indépendamment de la première. Nous ne manquons pas d’« individus » revendiquant toujours plus de droits, mais où sont passés les citoyens ? Et pourtant, nous ne pouvons pas ignorer que l’Histoire, la vraie, la tragique, frappe aux portes de l’Occident. Mais nous sommes à ce point immergés dans notre cauchemar canadien que nous ne l’entendons pas. Et l’idée du bien commun, de ce qui nous lie, le souvenir de la racine qui a permis à la plante de croître a quitté notre horizon mental. Nous sommes une « poussière d’individus » qui considèrent la liberté politique comme un acquis et pensent qu’elle n’exige plus de sacrifices. Une étude parue l’an dernier dans le Journal of Democracy fait un peu froid dans le dos : dans la plupart des grandes démocraties, des États-Unis à l’Australie, plus on descend la pyramide des âges, moins la démocratie apparaît comme un régime attractif. Sans doute les individus que nous sommes sont trop occupés de leur Moi (précieux et souffrant) pour continuer à porter le fardeau d’être des citoyens. C’est en ce sens que je ne crois pas à l’avenir de la démocratie comme citoyenneté, participation, responsabilité et liberté.

Marcel Gauchet, vous avez évoqué le parti de la banalisation, voire de la normalisation française. Pour vous, l’origine révolutionnaire de notre démocratie est-elle aujourd’hui un frein, une faiblesse avec laquelle il faudrait en finir ou le cœur de l’identité nationale ?

Marcel Gauchet. La banalisation, c’est justement ce qu’évoque Patrice : l’évanouissement, au moins en surface, de l’histoire, du politique, du citoyen au profit d’un marché confus des droits privés qui n’est pas fait pour exciter l’enthousiasme – je comprends les jeunes générations. Mais c’est une conjoncture de crise qui n’est pas appelée à durer, pas un stade final. Nous allons vite nous heurter à une réalité qui est que le reste du monde marche dans la direction opposée. Et c’est là que l’origine révolutionnaire peut nous servir à quelque chose. Elle est notre atout. Elle reste vivante dans le subconscient des acteurs et elle devrait nous aider à bâtir l’après-démocratie des droits, qui est manifestement une impasse. Je ne vois pas de meilleure leçon de politique pour aujourd’hui que celle que nous livrent la grandeur et l’échec de la Révolution. Je suis même étonné de la résonance qu’elle prend dans l’actualité.

Marcel Gauchet, Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, 2018, Gallimard.

La politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire, Fayard, 2000 (rééd. Tel).

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Novembre 2018 - Causeur #62

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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