Lorsqu’il mourut en 2003 à l’âge de cinquante ans, le romancier chilien Roberto Bolaño laissait derrière lui un immense chef-d’œuvre inachevé, en cinq parties, mystérieusement intitulé 2666. Avec ses 1376 pages, l’édition de poche ressemble à une brique. A cause de son contenu foisonnant, litanique et irrésumable, mais aussi de ses dimensions appropriées, je le lis à la piscine. La troisième partie, intitulée « Partie des crimes », se résume à chroniquer la découverte, aux abords de la ville de Santa Teresa au Mexique, de dizaines de cadavres de jeunes femmes violées et torturées. Cette agglomération de bars louches et de manufactures miséreuses au bord du désert de Sonora ressemble fortement à Ciudad Juárez, cité ravagée par la guerre des gangs et où des centaines de femmes ont vraiment été assassinées, impunément, depuis les années 1990. Lorsque la procession des horreurs m’hypnotise avec ses répétitions amples et obsessionnelles rappelant une Passion de Bach, je glisse le pavé sous ma nuque, me tourne vers le ciel et ferme les paupières pour laisser le soleil m’inonder les yeux comme un halo rouge.
J’entends d’ici les rombières qui s’éventent avec Marie-Claire : « Quelle idée pour une lecture de plage !» Mais l’art a cet avantage sur le toc qu’il transfigure la réalité la plus sordide et nous ouvre l’âme à des horizons inattendus. Qui reprocherait à Baudelaire d’avoir chanté une charogne dans ses Fleurs du Mal, ou à Lynch d’entamer son film culte Blue Velvet par un gros plan sur une oreille coupée ? Bolaño consacra ses dernières énergies de cancéreux à ce livre-cathédrale, ce livre-catacombe, ce réseau de destins et de correspondances entortillé comme un système neuronal. Son univers en apparence absurde respire et pense par lui-même et nous fait penser quand nous nous y abandonnons.
D’où le pavé sous la nuque, le halo rouge et la rêverie fertile qu’ils initient. Pourquoi l’auteur nous décrit-il avec tant de minutie ces personnages sans intérêt de flics suants et dépassés ? De journalistes curieux mais velléitaires ? De magistrats cyniques et d’universitaires superflus ? Parce qu’ils nous sont familiers, d’autant plus familiers qu’ils sont inconsistants, parce qu’ils ne composent pas une lointaine province mais le monde où nous vivons. Parce que ces êtres-fonctions, ces êtres de paille sont totalement démunis et anesthésiés face au mal. Au mal qui, lui, rejaillit avec une réalité aiguë et choquante. Les seuls vrais personnages, dans ce livre, sont les criminels. Le crime est toujours égal à lui-même, mais il n’y a plus de justiciers pour le contenir. Même plus un citoyen pourvu de courage, armé d’une once d’esprit de sacrifice. Le crime est seul sur le ring.
J’ouvre alors les yeux et je regarde autour de moi. Violations de la vie privée, manipulations, irresponsabilité, impunité, complaisance, hypocrisie. Nous sommes tétanisés par notre propre effondrement. La veulerie est identique, moins les cadavres de pucelles, mais ce n’est qu’une question de temps. Il n’est pas loin, le désert de Sonora : il est en nous.
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois.
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