À l’instar de la littérature, la gastronomie permet de voyager dans le temps et l’espace. Chez Tan Dinh, au coeur du 7e arrondissement de Paris, Robert Vifian n’a de cesse d’explorer les saveurs de l’Indochine de son enfance. Et en y associant de grands crus français, le chef complète l’évocation de son roman familial.
La rue de Verneuil est l’une des plus étranges de Paris. En apparence, il ne s’y passe rien. Comme dans les tableaux surréalistes de Paul Delvaux, la ville semble s’y être endormie. La poésie s’y cache pourtant, fragile et impalpable. On pourra ainsi la sentir chez Tan Dinh, le plus ancien restaurant vietnamien de la capitale, ouvert en juin 1968. Ses fenêtres laissent à peine filtrer la lumière du jour : en entrant, on est frappé par la demi-obscurité qui y règne. « Pourquoi cette propension à rechercher le beau dans l’obscur se manifeste-t-elle avec tant de force chez les Orientaux seulement ? » écrivait avec justesse Junichirô Tanizaki dans son Éloge de l’Ombre… Ici, rien de brillant ni d’illuminé, on se devine plus qu’on se voit. Les miroirs eux-mêmes sont mouchetés de taches d’oxydation semblables à des fleurs de lotus. Pas de musique, pas d’aquariums ni de bouddhas rose fluo entourés d’ampoules électriques… Juste un grand bouquet de fleurs fraîches renouvelé avec art chaque semaine.
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Robert Vifian, le maître des lieux, est une figure insolite du microcosme gastronomique français. Ce chef expert en vins (il est capable d’en goûter une centaine d’affilée en une journée) est né de parents vietnamiens en 1948 à Saïgon (devenue Hô Chi Minh-Ville en 1975). À l’époque, le Vietnam du Sud faisait partie de ce que l’on appelait depuis 1887 l’« Indochine française ». Le nom de Vifian avait été donné à son grand-père paternel par un légionnaire qui l’avait adopté. Pudique, Robert peine à nous raconter son enfance et son adolescence. Pendant que les soldats américains débarquaient en masse à Saïgon dans le fracas de leurs hélicoptères, lui escaladait les manguiers sauvages pour manger leurs fruits à pleine bouche et pêchait les crevettes dans les rizières avec des noix de coco comme appâts…
En septembre 1968, la guerre est à son apogée et la vie n’est plus possible pour les Occidentaux. Robert, le bac en poche, s’en va retrouver ses parents à Paris. Ceux-ci viennent de fonder un petit restaurant vietnamien où l’on peut manger pour 6 francs. Le jeune homme n’a alors qu’une passion : le rock, les Beatles et Bob Dylan. « Ce qui m’a le plus surpris, quand je suis arrivé à Paris, c’est le nombre de Blancs… »
Gastronomie traditionnelle vietnamienne et vignobles français
Il hante les cinémas du Quartier latin et entame des études de droit à Assas. Le restaurant familial est sa cantine. Fin 1968, il tombe sur un texte de Curnonsky qui l’interpelle. Pour le célèbre gastronome (1872-1956), « la cuisine asiatique serait la meilleure du monde si elle se mariait avec les grands vins de France ». Pour le petit Robert, c’est une révélation.
Comme dans les contes de fées, son destin avait été tracé dès son berceau par son grand-père paternel qui lui mettait une goutte de Bourgogne dans son verre d’eau… La première chose qu’il fait est donc d’éliminer l’horrible rosé de Provence servi en carafe. Pour le remplacer, il s’en va en 2CV sillonner le vignoble de Bourgogne où il rencontre des personnages fascinants, comme Mme Renée Cosson, du mythique Clos des Lambrays à Morey-Saint-Denis (aujourd’hui propriété de LVMH). Richissime, cette charmante dame avait accroché un tableau de Brueghel dans sa cuisine !
Peu à peu, Robert Vifian cuisine aux côtés de sa mère et élabore des accords subtils entre les plats vietnamiens traditionnels et les grands vins qu’il déniche en allant sonner à la porte des meilleurs vignerons. Et ça marche !
« La cuisine vietnamienne, en effet, est légère et parfumée, à base d’herbes, de fleurs, de riz, de sauces, de viandes grillées aux épices et de poissons cuits à la vapeur. Cette cuisine ignore le pain et les laitages (qui se marient difficilement avec le vin). Chaque plat possède une unité de goût, car il y a peu d’ingrédients. L’ensemble est épuré, il est donc facile de trouver un vin en harmonie. Certains condiments, comme le citron salé, apportent aux plats des notes fraîches et amères qui épousent bien le côté minéral des grands vins blancs d’Alsace et de la Loire. » Née à Hanoï de la rencontre entre la soupe aux nouilles chinoises et du pot-au-feu français, la délicieuse soupe de « bœuf pho » (que l’on absorbe au Vietnam à tout moment de la journée) se marie aussi bien avec un saint-joseph rouge bien poivré qu’avec un meursault gras au parfum de fruits exotiques.
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Un restaurant étoilé et une clientèle prestigieuse
À partir de 1972, fini les vulgaires rouleaux de printemps aux crevettes. Place aux rouleaux farcis de canard laqué et de kumquats (une merveille). Robert veut faire de son restaurant un temple de la gastronomie vietnamienne. Apparaît alors sur la carte un mets de luxe servi traditionnellement à l’occasion du Têt (la fête du Nouvel An vietnamien) et qu’il s’empresse de baptiser « bœuf Tan Dinh ». C’est un filet tranché très finement, qui macère dans une sauce soja aux zestes de citron vert, au gingembre, au miel et au poivre concassé. On le grille très rapidement au feu de bois avant de l’accompagner avec un délicat riz gluant aux graines de lotus. Aussitôt, les critiques Gault et Millau consacrent le restaurant dans Le Point. En 1980, la première étoile Michelin tombe. Une nouvelle clientèle de fidèles prend alors le chemin de la rue de Verneuil : Marguerite Duras, Serge Gainsbourg, Claude Chabrol, Mick Jagger, Francis Ford Coppola…
Aujourd’hui, ce merveilleux restaurant est à peu près désert et oublié. C’est devenu un club, un lieu de rendez-vous confidentiel. Les amateurs de grands vins, certes, viennent toujours y manger, car ils savent que la cave abrite des trésors que l’on ne trouve plus ailleurs : meursault de Coche-Dury, chambolle-musigny de Roumier, chambertin de Rousseau… Mais ce qu’on aime par-dessus tout, c’est le côté intemporel de ce lieu, la sensualité douce de sa cuisine, toujours préparée dans l’ombre par des Vietnamiennes qui, chaque matin, façonnent d’une main experte de tendres raviolis à l’oie fumée, qu’elles disposent ensuite sur un fin tamis de tissu posé au-dessus d’une marmite d’eau bouillante…
Tan Dinh 60, rue de Verneuil, 75007 Paris Tél. : 01 45 44 04 84