Robert Redeker publie Réseaux sociaux: La guerre des Léviathans (Editions du Rocher)
Robert Redeker, agrégé de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages relatifs aux métamorphoses anthropologiques induites par la modernité, signe un ouvrage salutaire et courageux, démontrant l’effondrement des socles conceptuels et principiels sur lesquels reposait l’Homme, depuis l’humanisme et la naissance des États-modernes, par l’effet des réseaux sociaux, ces nouveaux despotes-pressés engagés dans une lutte à mort contre les systèmes étatiques.
L’auteur prend acte, par l’effet de deux décennies de lavements cérébraux à la sauce numérique – conséquences inéluctables de la société du spectacle et de la substitution du consommateur au citoyen – de la mort de la vie privée, de l’intériorité et de l’extrême fragilisation de l’hégémonie étatique.
Souveraineté et état de nature chez Thomas Hobbes
Par un détour vers l’histoire des idées politiques, Redeker invoque Hobbes et Rousseau, deux penseurs de «l’état de nature», en vue de rappeler à notre souvenir les bienfaits ontologiques de la construction de l’État souverain. L’État moderne a été théorisé notamment par Machiavel (pour la modernité politique), Jean Bodin (pour la souveraineté) et l’anglais Thomas Hobbes. Ce dernier est l’auteur du Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, publié en 1651. Hobbes se base sur une fiction méthodologique adoptant pour postulat un «état de nature», sous l’empire duquel la «vie humaine est animale, brève, solitaire et dangereuse». C’est un état de guerre de «chacun contre tous», l’Homme étant l’esclave de son appétit, de sa crainte et de sa volonté de puissance. Reprenant Plaute, Hobbes affirme que «l’Homme est un loup pour l’Homme».
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Redeker explique que dans la perspective hobbesienne, cette fameuse assertion entend souligner l’absence de communion naturelle entre les humains, lesquels se considèrent comme étrangers aux autres, paraissant semblables seulement anthropomorphiquement. Un double-contrat d’union, liant les individus entre eux, et de soumission à un pouvoir souverain, tutélaire et tenant par son «commandement» les êtres en respect, abolit l’état de conflit structurel. Cette création ex nihilo forme le Léviathan, monstre omniscient couvrant de ses tentacules l’édifice sociétal, dans un État préservant l’homme civil des affres de la société naturelle. Cet État sépare le Bien du Mal, édicte les lois générales et impersonnelles et condamne les malfaiteurs qui rompent le pacte social. Il est le souverain législateur, tenant la plume de la bonne moralité, et l’épée tranchante de la force publique.
La lutte à mort entre les États souverains d’Occident et les réseaux sociaux
Ce magistral édifice étatique semblait être une citadelle aux fondations inviolables, préservées de la chute et des secousses sismiques. Seulement voilà : l’État trébuche, nous dit l’auteur. Il s’agenouille devant des illusions numériques, un faux-tout, un faux-monde, un Léviathan de papier, fait de câbles et de données : Internet et les réseaux sociaux. Ce sont eux les nouveaux dictateurs à la tyrannie desquels des hordes innombrables de bonnes gens souscrivent gaiement, confiant l’usufruit de leurs doigts agités, louant leurs yeux abîmés, courbant l’échine, le pouce mortifié et le cou tordu. Voici l’avènement de l’homo numericus. Un fœtus informe créé par une banque de données, fruit de la paupérisation stylistique et intellectuelle que cause la (post)modernité, qui ne connaît pas l’écriture ni la langue, mais seulement la communication. Redeker constate l’avènement d’une «société de sycophantes», de «valets» ou de «domestiques». Il va plus loin que cela, et affirme sans ambages que le «cauchemar orwellien», en Occident, n’est pas étatique, mais «privé» et livré au réel par les «GAFAM». Une prodigieuse rivalité s’est donc instaurée entre les États de droit modernes, «démocratiques» et basés sur les «droits de l’Homme», et ces avaleurs-recracheurs de détritus que sont les réseaux sociaux.
Le retour à l’état anté-politique, la sauvagerie sans visage
Le centre de l’échange humain n’est plus installé sur l’agora grecque pas plus qu’au forum romain, sur la place médiévale ou dans les livres savants et la presse bavarde, mais dans une poubelle infernale. Plus d’idées, plus d’opinion publique, mais du bêlement de caprinés, des borborygmes bovins et la haine que gerbent les tyranneaux connectés. Tout cela, soulève Redeker, enrobé d’égalitarisme, d’indifférenciation et de pluralisme. L’individu se croît sans entraves, libéré des ignobles carcans de la décence et du respect : il gesticule benoîtement. C’est un avatar, c’est l’homme qui rit, l’homme qui pleure, il n’est traversé par aucune émotion ni pensée que ne lui aura pas suggéré la doxa numérique du moment, aussi versatile que crédule. Ce que Tocqueville apercevait déjà dans l’individualisme, recroquevillant les individus sur eux-mêmes, Redeker en déplore l’élongation dans un «subjectivisme» absolutiste, inhérent aux réseaux sociaux, pour qui les ressentiments et la moraline sont les capitaux les plus productifs. Ainsi pour l’auteur, le retour à cet état anté-politique préfigure l’avènement de la post-politique et son «homme digital».
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Tout cela, sous le doux patronage d’une «détention ignorée». Se croyant libres, rappelle Redeker, les internautes sont en fait les prisonniers d’un geôlier numérique qui les enferme dans des contrées inexistantes et parcellisées, où l’on oublie que la sacro-sainte «connexion» est aussi éloignée du lien social que le ciel ne l’est de la terre. La Boétie avait tout compris : ils se croient libres car ils ont oublié ce qu’est la liberté.
En Cassandre que la valetaille du numérique ne voudra pas écouter, M. Redeker est semblable à l’orateur qui déclame solidement devant les cadavres gisants d’un champ de bataille dévasté, qui n’ont plus à offrir aucun œil ni aucune oreille. Étrangement, dans ce siècle de tous les «combats», une foule numérique hébétée et servile postillonne, se désarticule et tripudie, en extase, alors que tout devrait la conduire au mieux à la révolte salvatrice, au pire sur les cimes du désespoir. Ces enfants terribles de la modernité ont tué les dieux de leurs ancêtres pour les remplacer par de nouvelles idoles agrafées à leurs mains fébriles, leur dictant quoi penser, manger, dire, faire et montrer, et ils sont tout contents. Montesquieu le savait : «l’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut».
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