Des écrivains comme Robert Giraud, alias Bob ou Monsieur Bob, ont au bout du compte une postérité enviable. À défaut d’occuper la première place, ou même la dernière dans les manuels de littérature, leur nom circule comme un mot de passe entre initiés, mais des initiés qui ne demandent qu’à partager leur enthousiasme. Tout comme Robert Giraud, navigateur au long cours des zincs parisiens de l’après-guerre, aimait partager un dernier verre pour la route avec Albert Vidalie ou Pierre Mac Orlan. Ce fameux dernier verre dont Deleuze nous a appris dans son Abécédaire que pour l’ivrogne, ce n’est jamais le dernier, mais l’avant-dernier car le dernier verre signifierait la mort du buveur. Et Robert Giraud n’est pas mort puisque par les soins de son biographe attitré, Olivier Bailly[1. Monsieur Bob d’Olivier Bailly, éditions Stock, 2009.], il revient aujourd’hui avec un roman, La Petite Gamberge, introuvable depuis sa première édition chez Denoël en 1961.
Robert Giraud avait deux passions jumelles : le vin et l’argot, les bistrots et la langue verte, le jaja et la jactance. Comme ses amis Alphonse Boudard et Auguste Le Breton, il devint un académicien du pavé et des bas-fonds travaillant à des dictionnaires bien particuliers : son Argot d’Éros, son Argot du bistrot et sa Faune et Flore argotiques font autorité en la matière et prouvent au passage l’érudition du bonhomme qui trouve ses citations chez les auteurs de polar comme A.D.G. – un autre pote –, mais aussi Balzac, Brantôme, Restif de La Bretonne ou Villon, évidemment, le premier à avoir donné ses lettres de noblesse à la langue des truands, petits et grands, qui sont d’ailleurs les personnages principaux de La Petite Gamberge.[access capability= »lire_inedits »]
Le nom de Robert Giraud, disparu en 1997, reste envers et contre tout attaché au tournant des années 1940-1950, au Paris de la rue Mouffetard, des Halles et de Saint-Germain-des-Prés. C’est dans ce que Debord appelait les cafés de la jeunesse perdue que Robert Giraud décida de ne pas retourner à Limoges où il était né en 1921. Étudiant en droit, il était entré assez vite dans la Résistance pour échapper au STO, avant d’être fait prisonnier par la Milice et libéré in extremis en 1944 par Guingouin, le « préfet du maquis », qui gagna la seule bataille rangée contre l’armée allemande, au mont Gargan, sur le plateau de Millevaches.
Giraud était venu à Paris comme jeune rédacteur en chef du journal Unir, issu de la Résistance limousine, qui avait décidé de s’installer dans la capitale. L’affaire fit long feu, les journalistes reprirent le train pour Limoges, sauf Giraud qui trouva dans Paris une occasion rêvée pour mener la seule existence dont il avait désormais envie, celle d’un irrégulier des trocsons, d’un maquisard des tavernes où le gorgeon de picrate, tout de même moins dangereux sur le court terme, avait remplacé la Sten et les grenades. Ce sont pour Bob des années paradoxales, où l’émerveillement côtoie le sordide. Il est pigiste occasionnel, brocanteur, bouquiniste. Il n’a publié que quelques plaquettes de poésie mais la fraternité des buveurs lui donne des amis de choix parmi lesquels Jacques Prévert, Blaise Cendrars et surtout Robert Doisneau, qui a si souvent donné des images à ses mots.
Giraud vit alors dans la misère, et c’est de l’intérieur qu’il a pu décrire tout un petit peuple parisien à l’existence précaire dans la IVe République balbutiante. Ayant passé plusieurs années à la limite de la clochardisation, il a donné par la suite deux témoignages irremplaçables que sont Le Vin des rues et Le Peuple des berges. Reportages inspirés, ballades dans les marges, Polaroids de la misère, Robert Giraud n’est pas dans ces livres sans faire penser au George Orwell du Quai de Wigan ou de Dans la dèche à Paris et à Londres. Même précision presque ethnologique, même intelligence dans l’immersion, même regard fraternel. À cette différence que là où Orwell laisse poindre une manière de rage froide, il y a chez Giraud une forme de douceur. Il ne mythifie pourtant à aucun moment le clochard dans une poésie facile et évite ainsi le risque du pittoresque souriant, assez ignoble au demeurant, qui donne bonne conscience au bourgeois ou à l’intellectuel – ou au journaliste de gauche.
C’est en ce sens que son œuvre est unique encore aujourd’hui, trouvant un point d’équilibre pour parler de la pauvreté ou, comme dans La Petite Gamberge, des troisièmes couteaux du milieu. Sa distance est toujours celle qu’il faut, ce qui n’était pas forcément le cas chez ses contemporains qui ont, rétrospectivement, un peu trop joué du folklore pour ne pas paraître vieillis, Boudard et Le Breton compris.
La Petite Gamberge est une fausse « Série noire », un roman sur les gagne-petit de la cambriole. Comme tous les livres de Giraud, au-delà de l’intrigue policière, il vaut pour l’atmosphère et en particulier celle du centre magnétique du roman, le bistrot-épicerie À la bonne treille. C’est de là que partent les expéditions hasardeuses, que naissent les romances éphémères, qu’on entend les accordéons entêtants, les récits épiques et dérisoires. Vous trouverez d’ailleurs À la Bonne treille assez facilement. Giraud connaît son Paris sur le bout des doigts : « La porte s’ouvrait sur le trottoir grimpant de la montagne Sainte-Geneviève, presque en son milieu, point particulièrement stratégique, à la fois pour ceux qui tentaient l’escalade et qui trouvaient là un havre où souffler, et pour ceux qui descendaient, trop heureux en cours d’expédition de pouvoir traîner les pieds sur un carrelage horizontal. »
Oui, vous le trouverez facilement, bien qu’il n’ait jamais existé. Robert Giraud, qui avait tellement fréquenté de vrais bistrots comme Le Bar Bac, Moineau, Fraysse ou Les Quatre Sergents de la Rochelle, pouvait bien s’offrir le privilège d’en inventer un faux. Et ce, pour mieux nous inviter avec lui dans un roman qui est, par son étrange réalisme onirique et son art de l’errance immobile, une introduction idéale à toute son œuvre.[/access]
La Petite Gamberge de Robert Giraud, préface d’Olivier Bailly, éditions Le Dilettante, 2016.
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