La parution d’entretiens inédits de Robbe-Grillet nous rappelle qu’il vaut mieux que sa réputation, même pour un amoureux des hussards comme notre collaborateur Pascal Louvrier.
C’était à la Closerie des Lilas. Il était assis à une table, près du bar, en compagnie de Catherine, sa femme. Il était facilement reconnaissable quand on s’intéresse à la littérature. Un beau visage altier de capitaine au long court, avec sa barbe poivre et sel, et cette voix à la fois grave et précieuse, comme son regard malicieux.
Voilà que j’utilise des adjectifs, abhorrés du pape du Nouveau Roman. Il était aux environs de 18 heures et il dégustait des huitres avec du vin blanc. Je l’ai interrompu, même si je savais qu’il détestait cela. Je lui ai dit que j’appréciais La Maison de rendez-vous, tout particulièrement l’incipit. Il m’a regardé, a marqué un temps, et m’a dit : « Je fais toujours bonne impression au début. C’est après que ça se gâte. » Il a souri. « Je suis content que vous citiez ce roman-là. D’habitude on me parle des Gommes ou du Voyeur, me faisant croire qu’on les a lus. Or, on n’en connaît bien souvent que le titre ». J’avoue qu’il m’avait beaucoup impressionné, davantage que chez Bernard Pivot, dans sa célèbre émission, Apostrophes, où il avait ferraillé contre Philippe Sollers, l’habitué télévisuel, le remettant à sa place avec beaucoup d’humour malgré l’agressivité enfumée de l’auteur de Femmes. Outre sa crinière de lion, j’avais remarqué qu’il avait de belles mains, des mains de pianiste.
Monstrueuse et fragile grandeur du fantasme
Robbe-Grillet (1922-2008), c’est un nom d’écrivain assurément. Lui-même, du reste, avait dit un jour que c’était son nom qui avait fait de lui un écrivain. Alors qu’il était ingénieur agronome, étant bon en maths, comme Houellebecq. Mais la comparaison s’arrête là. Benoît Peeters signe le premier essai biographique consacré à l’auteur de La Jalousie, ainsi que des entretiens inédits où l’esprit caustique de Robbe-Grillet nous ravit. Les deux ouvrages sont complémentaires pour comprendre le parcours assez chaotique de son sujet, au caractère affirmé, avec de nombreuses zones d’ombre intéressantes pour qui apprécie les vrais écrivains, c’est-à-dire ceux qui puisent dans leurs fantasmes la matière première de leurs livres. Robbe-Grillet fit scandale jusqu’au bout. À propos de son ultime ouvrage, à ne pas mettre sous n’importe quel regard, Un roman sentimental (2007), publié chez Fayard et non Minuit, son éditeur historique, Alain Robbe-Grillet déclare : « Ce que l’espèce humaine peut revendiquer, c’est uniquement le fantasme, avec toute sa monstrueuse et fragile grandeur ». Des fantasmes qui hantent son esprit depuis la puberté.
Benoît Peteers nous présente un enfant tourmenté en proie à des hallucinations visuelles et des crises de somnambulisme. Ce fils d’ingénieur, né dix mois à peine après sa sœur, Anne-Lise, passe ses premières années dans la ville de Brest. De sa chambre, il en voit la rade. Jamais pourtant, il n’apprendra à nager. Pour les marins bretons, la mer est une ennemie. Ses parents son favorables au maréchal Pétain. À Peeters, il déclare : « Comme l’immense majorité des Français ». Lui-même est sensible aux idées d’extrême droite jusqu’à la fin de la guerre, guerre durant laquelle il fut ouvrier du STO, à Nuremberg. Il devient ingénieur agronome après des études parisiennes. Mais la littérature est sa véritable passion. Il se veut innovant et souhaite rompre avec le roman traditionnel. Son biographe montre avec précision l’évolution de la pensée de son sujet qui va de pair avec l’aventure du Nouveau Roman. Et miracle, la sécheresse inhérente à ce courant littéraire majeur de la seconde partie du XXe siècle fait place à un récit palpitant. La personnalité complexe, proche de la folie selon l’aveu même de Robbe-Grillet, y est pour beaucoup. Jamais de fadeur ni de gris chez lui. Tout est magma, mais habilement contenu.
A lire aussi: Sous le soleil de Georges Bataille
Roman calqué sur l’Evangile
Robbe-Grillet voit son premier roman, Un régicide, refusé par Gallimard. Peu importe, il continue d’écrire. Jérôme Lindon, patron des Éditions de Minuit installée dans un ancien bordel, publie Les Gommes en 1953. C’est assez cocasse d’entrer en littérature avec le nom d’un objet dont la fonction est d’effacer les mots. Puis ce sera Le Voyeur (1955), La Jalousie (1955), Dans le Labyrinthe (1959) et quelques autres ovnis romanesques qui bouleverseront la littérature contemporaine tant sur le fond que sur la forme. Robbe-Grillet devient le chef de file du Nouveau Roman, ce qui l’agace assez.
De toute façon, avec lui, c’est toujours l’esprit de contradiction qui l’emporte. Il sera élu à l’Académie française en 2004 mais refusera d’y siéger. Le lecteur d’aujourd’hui peut trouver abscons les romans de Robbe-Grillet. Il y a de nombreux pièges tendus par l’auteur. Ça exige un effort car la construction de chaque ouvrage est pour le moins subtile. Robbe-Grillet en joue et parfois en abuse. C’est en réalité une déclaration de guerre au roman classique avec personnage, intrigue, linéarité. Les partisans de l’ordre et de la facilité en seront pour leurs frais. Le réalisme balzacien est une supercherie, selon « Robbe ». C’est trop bien ordonné pour être vrai. Cette cohérence n’existe pas, affirme-t-il. Il reprend à son compte l’affirmation de Lacan : « Le réel, c’est quand on se cogne ». Le lecteur se cogne donc à son univers romanesque. Ce n’est pas déplaisant, cet effort. Ceux qui se pâment devant un récit minimaliste et chronologique, fleurant bon l’idéologie progressiste, peuvent se dispenser de lire Le Voyeur. Il y a, chez « Robbe », ce petit quelque chose qui fait obstacle et qui procure le plaisir de la lecture. C’est peut-être ce qu’il nomme « le vertige figé ». Dans La Maison de rendez-vous (1965), le même récit est repris sans arrêt, en une série de variantes à chaque fois contestées. Robbe-Grillet déclare que le roman est calqué sur l’Evangile, puisqu’on y trouve « quatre fois la même histoire, racontée par des personnages différents avec des passages qui se recoupent et des passages qui se contredisent. » La même « polyphonie narrative » est à l’œuvre dans son film Trans-Europ-Express (1966) avec Jean-Louis Trintignant et Marie-France Pisier. Car « Robbe » a aussi réalisé des films et même écrit le scénario de L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais. Mais son « langage » cinématographique fut moins compris, la place étant occupée par le précurseur, Jean-Luc Godard.
A lire aussi: Gide l’oublié
Aux antipodes de la littérature engagée
Selon Robbe-Grillet, la littérature est là pour donner un sens à l’existence, sens qui ne cesse de se dérober et qui donne à l’écriture tout son sens. On est donc aux antipodes de la littérature engagée. Ce qui permet à l’œuvre de l’auteur de Djinn (1981) de laisser échapper « l’étrange lumière » dont parla très vite Maurice Blanchot. Il devient une star aux États-Unis, un professeur de lui-même, qui remplit les salles de prestigieuses universités. Des étudiants apprennent le français en lisant La Jalousie. Son biographe révèle que la jeune Angela Davis, future militante des Black Panthers, consacre sa thèse à Robbe-Grillet, défendant ardemment le Nouveau Roman et son potentiel révolutionnaire. Elle souligne l’importance du cinéaste qui a compris que le 7ème art était le « moyen de communication avec les masses d’aujourd’hui ».
Le 5 août 1951, sur un quai de gare, Alain croise Catherine qui deviendra son épouse. C’est la rencontre la plus importante de sa vie. Seule la mort les séparera. Elle prend des amants, est bisexuelle, il lui confie ses penchants sadiques, elle les accepte, participe à ses jeux interdits. Elle mériterait à elle seule une biographie. La force de Benoît Peeters est de nous présenter par petites touches l’intimité de « Robbe ». En mars 1963, le couple achète un château Louis XIV au Mesnil-au-Grain, situé à une trentaine de kilomètres de Caen. La demeure possède un parc de 5 hectares avec des arbres centenaires, des pièces d’eau, ainsi qu’une serre où l’écrivain fera croître des centaines de variétés de cactées. Jérôme Lindon finance une partie de l’achat.
Robbe-Grillet remboursera avec ses futurs droits d’auteur. Quand, en 1999, la tempête Lothar frappe de plein fouet la propriété, c’est plus de trois cent cinquante arbres qui sont déracinés. La serre vole en éclats. « Robbe » est dévasté. Il ferme les volets de son grand bureau et se remet à l’écriture d’un roman interrompu depuis un an, La Reprise (2001). Il y évoque « le désastre obscur » produit par la tornade. Il se terre dans cette forteresse meurtrie, à l’image de son enfermement mental. À propos d’Alain, Catherine note dans Jeune mariée, son autobiographie : « Personne ne pourrait le croire. Il paraît si froid, si équilibré. Il cherche d’ailleurs à donner le change ». Sans enfant, le couple lègue l’ensemble de leurs biens à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine). Robbe-Grillet conservait tout, absolument tout (feuilles d’impôt, prospectus, factures d’entretien du parc, etc). L’accumulation pour se protéger du monde et de lui-même.
La clé de l’œuvre de « Robbe » ? Dans l’incipit de La Maison de rendez-vous, peut-être, que je relis sous la profondeur des ciels du Cantal : « La chair des femmes a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mes rêves. Même à l’état de veille, ses images ne cessent de m’assaillir ».